TIERRA 6 – en l’an 3025
Il lui fallait des tomates, des concombres, deux sacs de haricots verts, des poivrons, des courgettes et, si elle avait encore le temps, des aromates qui lui tomberaient sous la main, pour Bisbee, et peut-être quelques oranges mûres ; elle volerait tout ce qu’elle pourrait, avant l’apparition de l’El proveedor[1]dans la tour blanche.
Ce mi-homme, mi-extraterrestre, qu’on nommait communément l’hίbrido[2], travaillait à la solde des Regharts et habitait cette somptueuse demeure avec ses potagers en paliers, indécemment fertiles, ses arbres fruitiers aux branches ployées par l’abondance, ses fleurs exotiques criantes de santé, ses multiples fontaines qui irriguaient les cultures…
Elle serra ses paniers si fort qu’une douleur irradia dans ses doigts. Ces vivres nourriraient son petit monde, et même les pauvres d’Albaicίn[3], pour au moins un mois. Un goût acide dans la bouche, elle cracha par terre et lança un regard amer en direction de ces jardins trop pleins. Elle n’avait aucun remords de conscience à venir les dévaliser.
Elle déplaça les branches qui camouflaient la brèche dans la clôture grillagée entourant la propriété, brèche qu’elle avait agrandie la première fois qu’elle s’était aventurée jusque-là. Elle l’enjamba et jeta un œil à la tour blanche : personne dans l’ouverture du haut. Soulagée, elle s’approcha des jardins et déposa ses paniers. Elle ne put s’empêcher de sourire en humant l’air. Il y avait ici des odeurs qui, si elle ne faisait pas attention, la détourneraient de sa mission. Cette odeur intense et entêtée, entre autres, qui flottait autour d’elle, lui donnait envie de s’étendre dans l’herbe et de rêvasser sous les premiers rayons du soleil. Ces effluves acidulés des agrumes qui poussaient dans l’orangeraie, à quelques dectas[4] des jardins, l’invitaient à déambuler dans les sentiers, à l’ombre des arbres touffus. Et ce cri strident des perruches vertes, qu’elle n’entendait plus qu’ici, à la campagne, réveillait des souvenirs de sa vie d’avant le jour J : furtives réminiscences qu’elle n’arrivait jamais à saisir. À son entrée à Escuela del futuro[5], les sacerdotisas[6] avaient extrait tous ses souvenirs d’enfance. Presque tous…
Elle se passa une main sur le visage et allongea ses bras au-dessus de sa tête afin de relâcher les tensions de sa nuque et des épaules. Tensions qui se répandaient le long de son dos, telle une coulée de feu, et qui la réveillaient la nuit.
Elle se ressaisit ; il ne lui restait plus beaucoup de temps avant que la chaleur augmente au point où se trouver sous le soleil devenait insupportable. D’un geste vif, Mahdia souleva sa longue tresse noire, la glissa sous son foulard et s’élança vers le palier des haricots verts, où elle vida une demi-douzaine de plants. Elle se précipita vers les courgettes, en cueillit une dizaine, tout en contemplant le manoir.
Il avait conservé l’architecture des anciennes cultures espagnole et musulmane : avec sa tour carrée et blanche, trouée par cinq arcades pointues, desquelles jaillissait une coulée épaisse de fleurs rouges ; avec son interminable balcon serti de poutres en bois richement ouvragées, sous lequel poussaient, dans des pots, des arbustes aux feuillages multicolores ; avec ses murs ivoire qui empêchaient la chaleur de pénétrer à l’intérieur… Quand elle étudiait sous le régime des Regharts, à l’Escuela del futuro, Mahdia avait eu accès à la bibliothèque des livres volés, et elle avait lu tout ce qu’elle avait pu trouver sur la culture musulmane. L’un des ouvrages montrait des illustrations de palais et de maisons semblables à celle-ci.
Elle jeta un œil vers l’ouverture au dernier étage de la tour blanche, là où elle avait vu l’hίbrido pour la première fois.
Ce matin-là, son cœur manque de s’arrêter. Debout, derrière la balustrade sculptée, il observe ses jardins ; il ne semble pas l’avoir remarquée. Penchée sur les plants, elle fait courir ses doigts : les derniers haricots tombent dans son panier. Elle jette à la dérobée des regards sur lui : une vieille chemise sale, dont il a roulé les manches, révèle des avant-bras musclés. Tout en poussières et labeurs, petit et trapu, tête chauve, épais sourcils noirs, joue balafrée, mâchoire carrée… Elle se redresse, lentement ; n’émettre aucun bruit, sans mouvement brusque. Elle soulève un panier, retient son souffle, osant un pas de côté. Son regard croise le sien…
MAHDIA. Une onde délicate et forte me traverse le corps : je tremble. Profond émoi, intime, ébroue mes déchirures, me torture : une envie de tout foutre en l’air, me mettre à nu et tant pis. Colère contre cette vie, ses limites imposées et la souffrance qui s’étend au coin des rues inertes. Mais aussi, joie indicible aux mains avides de toucher, d’aimer, de plonger dans l’illusion providentielle. Peur au ventre crispé, ma tête se détracte ; je voudrais crier l’horreur. Mi-homme mi-extraterrestre, cet hίbrido sert les Regharts, les destructeurs d’âmes humaines, venus de la planète Kyarangh, et jouant avec nous, les humains. Il sert la terreur, le désespoir, la famine, les cris aux gorges sèches. Il sert tout ce que je répugne, mais en dépit du mal affleure un chemin presqu’irréel où pourrait s’éventer une liberté nouvelle.
L’hίbrido bondit en arrière. Mahdia ramasse ses autres paniers et se dirige vers la brèche du grillage, effaçant d’un coup tout ce qu’elle vient de ressentir. Elle craint les membres de la Garde, ces géants au cuir doré, portant cet horrible masque rouge à travers lequel on perçoit, grâce à deux minuscules fentes, leurs pupilles dilatées sans couleur. Et de servir de… cobayes aux Regharts ! Non, pas question ! Ses paniers sur le dos, elle quitte la campagne et les jardins pour descendre vers la vieille ville où elle s’attend à voir surgir les géants dorés à chaque coin de rue. Mais rien ne se produit.
Mahdia se passa une main sur le front et porta son attention sur l’ouverture de la tour : toujours personne. Encouragée, elle s’attaqua aux tomates et aux poivrons, avant de dévaliser deux gros plants de concombres.
Une heure s’était écoulée ; le soleil plombait. Son corps ruisselait de sueur. Elle sortit sa gourde d’eau, en but quelques gorgées, la rangea. Elle souleva ses lourds paniers et s’apprêtait à partir quand un individu surgit de l’orangeraie : peau basanée, tête chauve, mâchoire carrée et balafrée, épais sourcils, yeux sans couleur C’était lui ! Vêtu d’une chemise blanche et propre, il transportait une boîte noire dans les mains.
Elle figea. Dans sa tête resurgit un affreux souvenir.
Une salle blanche, vide, trop éclairée. Au centre, deux chaises côte à côte. Elle est assise sur l’une, et sur l’autre, un humain. La sacerdotisa, toujours la même, une femme longiligne aux cheveux noirs, à la peau scintillante, incline sa tête avec un sourire chaleureux. Mahdia n’est pas dupe ; ce semblant de chaleur est sa façon de la manipuler. N’ayant pas le choix, Mahdia touche l’épaule du prisonnier, son bras, sa main, puis des images et des sons déferlent dans son esprit : voix hurlante, visage déchiqueté, bébé qui pleure, maison en ruine ; elle a mal au ventre : peur et colère en ravage ; sentiment d’abandon crève-cœur, tristesse aux mille larmes, détresse acérée déchirante, envie profonde de tuer. Elle veut arracher les capteurs sur sa tête et son ventre, toujours et chaque fois ; ils enregistrent ce qu’elle voit et ressent, toujours et chaque fois. Si elle bouge, elle reçoit une salve orangée et elle paralyse.
Des yeux blancs la fixèrent. Le cœur de Mahdia flancha. Laissant tomber ses paniers, elle s’enfuit par la brèche du grillage. Plus jamais elle ne se trouverait sous le contrôle des sacerdotisas. Plus jamais les Regharts n’utiliseraient son don. Mahdia galopait à toute allure sous cette chaleur qui lui brûlait la peau. Le ventre crispé, elle lança des regards autour : personne.
Elle courut longtemps sur les grandes voies aérées, désertes, avant d’emprunter la route de terre qui menait à la vieille ville, située en contrebas de la montagne. Plus elle descendait la pente, quittant la campagne florissante, plus le paysage s’appauvrissait. À mesure qu’elle s’enfonçait dans la vieille ville, une humidité accablante détrempait les ruines, et l’air s’emplissait des odeurs d’urine, d’excréments et de putréfaction. Elle couvrit son nez avec son foulard et tapota ses poches de pantacourt : un bout de pain, quelques noix, de la viande séchée. Des petits restes qu’elle avait emportés de l’Abrigo[7] tôt ce matin. Ici, dans l’ancien quartier d’Albaicίn, la famine sévissait. Des mains tendues, elle en voyait à tous les coins de rue.
Ses yeux s’humectèrent de larmes : cette misère qui ravageait autour d’elle…
Elle serra les poings, et l’envie de hurler lui dévora les tripes. Elle s’abstint et poursuivit sa course, en surveillant le pavé et les alentours. Ces murs effondrés, partout, sur des vies créatives aux aurores. Cette maudite poussière blanche, omniprésente, encrassait le désir, l’espoir, étouffait les rires, elle s’incrustait dans les moindres interstices, trous, craques, cicatrices, recouvrait les dalles de béton déracinées, éclatées, les meubles éventés, éventrés, gisant dans les ruelles surpeuplées de ventres affamés ; elle nappait d’un voile laiteux les orangers aux feuilles flétries, aux fruits disparus, rendait malades la plupart des habitants ― loques humaines prêtes à s’entretuer pour une tomate, un sac d’olives desséchées ou le cadavre d’un chat. Dans ces rues sans espoir dominait un silence noir, ponctué de gémissements de ventres creux. Et ces pas, secs et saccadés, qui martelaient jour et nuit le pavé, tachaient l’esprit humain de leur présence indélébile. Ces pas, échos de terreur, d’une menace sourde d’une vie arrachée. Ces pas, ces pieds qu’elle aurait sciés, déchiquetés, donnés en pâture aux transhumanos.
Elle soupira, découragée.
Assis sous un oranger dégarni, un mendiant presque nu tendait la main. Elle lui lança son bout de pain. Il sourit, dévoilant ses dents noires cassées. Des rides aussi creuses que sa faim sillonnaient son visage.
Elle contourna une ruelle et arriva nez à nez avec l’une de ces affiches holographiques criantes de couleurs et de faux espoirs, montées sur panneaux lumineux. L’écriteau « Escuela del futuro : l’avenir pour vos enfants. » surmontait l’hologramme d’une tour en métal de forme octogonale, chapeautée par huit gigantesques antennes qui s’ouvraient vers le ciel. En dessous, « TIERRA 6 » clignotait en rouge et jaune. Avant l’invasion des Regharts, cinq siècles plus tôt, TIERRA6[8] s’appelait Espagne.
Cette affiche lui rappela Molina, son amie d’enfance… Une douleur lui vrilla le ventre à la pensée de ce qu’elle était devenue, depuis le jour où elle avait osé désobéir. À l’époque, elles étudiaient à Escuela del futuro.
Ce jour-là, Molina la fixe de ses yeux vifs, sourire aux lèvres, avec sa petite fossette dans la joue droite. Sans que Mahdia puisse intervenir, Molina saute sur son pupitre, fredonnant un air joyeux et, bras en l’air, danse, chante, rit. Ses cheveux jaunes flottent sur ses épaules sautillantes. Elle défie ouvertement le regard de la sacerdotisa responsable de leur cours.
Plus tard dans la soirée, traversant le couloir sans fin vers le dortoir, Mahdia entend gémir la voix de son amie, derrière la porte rouge interdite. Sa longue plainte lui coupe l’air dans les poumons, et une douleur fulgurante lui transperce le ventre. Malgré la vive lancination, Mahdia s’approche de la porte, l’entrouvre. Une étrange créature aux bras interminables, aux jambes rachitiques et à la peau translucide, vêtue d’un simple pagne, a sa grosse tête difforme penchée au-dessus du corps de Molina, qui est étendue sur une table. La bouche ouverte, l’extraterrestre aspire un filet de lumière violette qui sort du ventre de Molina. C’est un Reghart. Jamais Mahdia n’en a vu sous cette forme. Sidérée, incapable de bouger, elle se jure qu’elle ne finira pas comme son amie.
Elle se rappela les draps qu’on avait remplacés dans le lit de Molina, ses tiroirs vidés, son absence en classe, à la cafétéria, et partout ailleurs dans l’Escuela del futuro. Durant les semaines suivantes, elle n’avait plus ressenti le petit frissonnement dans sa poitrine qui lui indiquait la présence de son amie. Terrifiée, Mahdia s’était enfuie, guidée par son instinct, qui lui dictait de faire ceci, de dire cela, d’aller ici et là. Une évasion qui lui avait toujours paru un peu trop facile…
Mahdia essuya une larme puis cracha au pied de l’affiche holographique avant de continuer sa course. Elle dévala une énième ruelle, en prenant soin d’éviter les membres de la Garde, qui arpentaient la vieille ville de plus en plus. Tout en bas, les restes fumants d’une maison jaune. Mahdia jura. La Garde avait encore sévi ! Ces derniers temps, le nombre d’extractions augmentait considérablement. Il se tramait quelque chose chez les Regharts, elle le sentait. Parcouru d’un grand frisson, elle entra dans les décombres.
Une femme aux cheveux roux, potelée, vêtue d’une robe bleue, était agenouillée devant une guitare brisée. Mahdia toussota, l’air lui manquait. « Ça va aller, dit-elle, je suis là. » La femme se retourna, la dévisagea : « Ils m’ont enlevé Miro. » Elle éclata en sanglots. « Je les hais tellement… »
MAHDIA. Je me brise dans un craquement étrange : une terre se fend, un gouffre s’élargit, un océan se retire ; ma faille ouvre ses lèvres d’où s’écoule le pue de ma noirceur. Les rugissements d’outre-tombe martèlent ma tête. « Écrase, viole, brûle, lacère, noie, tue… » L’Extranjero[1] s’empare de ma chair, brûle mes veines en gouttes de lave ; il se répand et me fracture. « Déchire l’air à gorge fendue, tais les voix, les tiennes ; qu’elles cessent de dire ! »
M’éventrer pour le faire sortir.
Empêcher la rage de sévir.
Les muscles de Mahdia se contractèrent violemment. Elle cracha dans un souffle : « Je vous emmène chez moi. » Il lui sembla que l’oxygène se raréfiait. Elle ajouta : « V…vous serez plus en sécurité. Ici, on ne s… sait jamais sur qui on va tomber. » L’écoulement de lave dans ses veines l’asphyxiait. Tout son système respiratoire s’était transformé en un four embrasé. Chaque inhalation et exhalation lui brûlait narines et poumons.
Avec peine, elle aida cette femme à se relever. « Non ! s’objecta cette dernière. Je veux sauver mon enfant ! Je ne veux pas que ces… horribles créatures le transforment en un… je-ne-sais-quoi. La guitare, c’est toute sa vie ! »
Mahdia la dévisagea : « C’est interdit, la m… musique.
— Il sera malheureux, là-bas, dans la tour.
— V… vous étiez une famille as… servie ?
— Jusqu’ hier soir, quand un sacerdote[2] est venu, comme à tous les mois, constater l’évolution de l’éducation de Miro. Il a perçu en lui une vibration qui ne s’harmonisait pas avec le régime éducationnel imposé. Ils me l’ont enlevé. Puis ils ont détruit la maison, en apportant tous les vives. Je n’ai plus rien. »
En dépit du chaos dans son corps, Mahdia réussit à s’imaginer ce qu’il allait advenir de l’enfant, l’ayant déjà vécu elle-même. Se présenta alors la solution, toujours la même. Elle n’avait pas d’autres choix. « Je vous promets de retrouver votre fils », dit-elle. Sa voix se clarifia. « Si vous me promettez de venir avec moi. »
Les yeux de la femme s’écarquillèrent : « Vous feriez ça ! Mais comment ?
— Pour l’instant, je l’ignore, mais je vais le faire. »
La femme la sonda quelques secondes, puis répondit : « D’accord : la vie de Miro est entre vos mains. »
Son mal sauvage, étrange, qu’elle surnommait Extranjero, se dissipa peu à peu, comme il le faisait chaque fois qu’elle aidait autrui à retrouver espoir, mais une douleur aiguë irradia dans son dos ; le poids de sa charge s’alourdissait. Elle détourna son visage, et grimaça.
Elles étaient sur le point de quitter cette partie de la ville quand du mouvement à sa droite attira l’attention de Mahdia. Un groupe d’enfants pénétrait dans une maison sans toit. À travers le nuage de poussière blanche, elle crut reconnaître Raul, avec ses vieux shorts gris, sa chemise rouge déchirée et sa crinière hirsute. Elle s’immobilisa. Sous les ordres d’un jeune homme au torse nu, vêtu d’un pantalon noir retenu par deux bretelles orangées, et arborant une chevelure jaune, les enfants allaient et venaient dans les ruines des maisons. Ils semblaient, à tour de rôle, faire un rapport à leur chef, qui attendait dans la rue.
« Raul ! » cria Mahdia.
Le jeune adulte siffla, puis le petit groupe se débanda, disparaissant derrière le brouillard blanc.
Mahdia reprit sa marche. Elle devait avoir mal vu, Raul ne quitterait pas l’Abrigo sans lui en avoir demandé la permission, il n’était pas comme ça.
« Qui est Raul ? l’interrogea la dame.
— Un enfant que j’ai trouvé dans une cuve métallique, à côté des cadavres de ses parents. Ça fait sept ans…
— Vous l’aimez comme s’il était le vôtre ?
— Quelque chose comme ça. »
La gorge nouée, Mahdia tritura la mince bretelle de son caraco et se terra dans un mutisme jusqu’à ce qu’elles s’engageassent dans une ruelle un peu plus verdoyante et ombragée. Elle défit son foulard qu’elle tendit à la dame : « Tenez, votre peau… » La dame la remercia et essuya ses bras, qui étaient recouverts de poussières blanches.
Des arbres, au feuillage touffu, bordaient le sentier en pavé qui escaladait la montagne à l’intérieur de laquelle se trouvaient les vestiges de l’ancienne cité musulmane, l’Alhambra, la demeure de Mahdia depuis dix ans, qu’elle prénommait affectueusement l’Abrigo. Pour une raison obscure, la Garde venait rarement quadriller cette partie de la ville.
D’autres souvenirs lui vinrent à l’esprit.
Avant de fuir l’Escuela del futuro, elle se réveille un matin avec le mot Alhambra en tête, et une envie irrépressible d’en connaître davantage. Elle se rend à la bibliothèque, sans crainte de représailles, car depuis longtemps les sacerdote et sacerdotisa lui en ont donné la permission, tant qu’elle leur permette d’utiliser ses “capacités particulières”. Ce matin-là, elle entre dans la pièce des archives holographiques. Une immense salle aux murs blancs et au plancher en verre épais, sur lequel s’alignent des rangées de tables métalliques. Au centre de chacune d’elles s’élève un tube de lumière jaune. Devant le tube, un clavier à même la table, dont les touches apparaissent au contact des doigts. Mahdia s’approche de la quatrième table de la rangée deux, la table où le tube contient toutes les données historiques de TIERRA 6. Elle l’active et oriente sa recherche sur l’Alhambra.
Elle apprend qu’Alhambra est une ancienne cité musulmane, ayant connu son apogée entre 1237 et 1490, en partie grâce au fondateur de la dynastie nasride, Muhammad ibn Yusuf ibn Nasr, qui a combattu aux côtés des chrétiens les armées musulmanes, que cette cité a pu se maintenir en vie. Mais aussi grâce aux rois chrétiens, après la prise de Grenade, qui aimaient l’Alhambra et l’ont défendue de la ruine. Ainsi, de nombreux siècles durant, des touristes, venus des quatre coins de la planète, ont pu admirer la beauté et la singularité de l’art nasride.
Intriguée, Mahdia veut savoir ce qui est advenu de cette fameuse cité. Elle pousse sa recherche et tombe sur une discussion filmée entre deux scientifiques. Ils expliquent les bouleversements planétaires survenus en 2339, suite à la collision des trois gigantesques météorites avec la Terre. Ils s’étonnent de la disparition soudaine de l’énorme nuage de poussières englobant la planète après la collision et qui a failli la plonger dans un nouvel âge glacière. Intervention extraterrestre ? Ils l’ignorent. Ils racontent ensuite que des villes entières ont été englouties sous des raz de marée de laves volcaniques. Des montagnes se sont soulevées, d’autres se sont écrasées, anéantissant villes et habitants. De nouvelles rivières ont sillonné la planète, des lacs sont apparus dans les déserts. La neige tombait dans les pays tropicaux. Des peuples entiers ont disparu, incapables de s’adapter aux changements radicaux. Mais l’Espagne, elle, a survécu. Elle a été l’une des rares à avoir conservé son climat, comme si on avait voulu la protéger. Les scientifiques avancent l’hypothèse d’une intervention extraterrestre, mais aucune preuve ne vient corroborer leur théorie. Toutefois, la formation de volcans, dans le sud du pays, a avalé certains des plus beaux joyaux de la planète, dont l’Alhambra, autour de laquelle s’élève actuellement le mont Rafta. Depuis, la végétation s’est épanouie, faisant disparaître toute trace de ce bouleversement.
Quand Mahdia avait fui, c’était vers le mont Rafta qu’elle s’était dirigée. Elle avait alors 15 ans ; depuis l’âge de 5 ans, elle n’avait jamais mis les pieds en dehors de l’Escuela del futuro.
Sur l’un des flancs du mont, elle avait trouvé, cachée sous un épais feuillage, une arche en plâtre ouvragé. Cette entrée s’ouvrait sur un tunnel qui l’avait menée vers une immense grotte, laquelle semblait avoir été protégée par un dôme en matériau transparent, ― matériau extraterrestre ?, elle n’aurait su le dire ― qui aurait résisté à la chaleur de la lave volcanique. C’était une vaste pièce rectangulaire au centre de laquelle s’élevaient douze statues de lion autour de ce qui semblait avoir été jadis une fontaine. De cette fontaine partaient quatre rigoles, fuyant chacune dans la direction d’un point cardinal, formant une grande croix sur le pavé. Le long des murs couraient quatre couloirs ouverts, à l’intérieur desquels Mahdia avait, des années plus tard, monté des lits et des chambrettes pour les pauvres et les malades qu’elle ramenait à l’Abrigo. Aux extrémités du rectangle, deux pièces coiffées d’un toit soutenu par vingt colonnes de marbre. L’une aménagée en cuisine, avec table et chaises, comptoir de fortune, petit four artisanal, et des pots en jatte pour la nourriture. L’autre, en salon, avec coussins et couvertures.
Mahdia et sa nouvelle invitée aboutirent à cette immense caverne. Un bruit sourd retentit, puis Bisbee, cette vieille femme pragmatique si chère à Mahdia, se précipita vers elles : « Les paniers ! Où sont les paniers ?
— Aujourd’hui, on fera autrement, la rassura Mahdia en posant une main délicate sur le visage déformé de son amie. J’ai dû m’enfuir…
— Que mangerons-nous ?
— Ce qu’on trouvera. Ici, dans les caveaux.
— Les rats ?
— Oui, les rats.
— Et elle, c’est qui ?
— Elle a perdu son fils… »
Bisbee grimaça : « Une autre ! On est déjà plus de trente, à vivre ici. Qui va la nourrir, celle-là, hein ? Qui ? Tu ne peux pas sauver tout le monde, Mahdi. Quand vas-tu…
— Ça va aller, Bisbee.
— Tu dis toujours ça ! »
Mahdia embrassa la pièce du regard, Raul ne se trouvait nulle part. Elle agrippa la main de Bisbee : « Où est Raul ? L’as-tu vu ? »
Une voix masculine s’éleva : « Moi, je sais. » Assis sur l’un des coussins du salon de fortune, Pedro, l’unijambiste édenté, l’homme au sourire éternel, comme elle aimait l’appeler, agitait un bras maigre vers elle : « Il est parti, dit-il, il a apporté toutes ses affaires… »
Alors qu’une vive douleur transperça la poitrine de Mahdia, un voile noir l’enveloppa, puis un silence total s’abattit dans sa tête.
[1]. Étranger
[2]. Prêtre
[1] Le fournisseur
[2] Hybride
[3] Albaicίn est un quartier de la ville de Grenade en Espagne
[4] Le decta est une unité de mesure des Regharts, qui correspond à deux mètres.
[5]. École de l’avenir
[6]. Prêtresses
[7]. Refuge
[8] TERRE 6
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