Depuis deux jours, ils logent au Granada Center hôtel, au huitième étage, dans une suite où règne une odeur d’égout. Ça provient de la trappe au-dessus de la porte accédant à la salle de bain. Elle ne comprend pas comment cette puanteur peut monter jusqu’à cette hauteur. Depuis leur arrivée en Espagne, le 20 décembre dernier, elle rencontre toutes sortes de situations inhabituelles : dans la rue, des hommes mûrs l’interpellent en espagnol, avec un sourire charmeur et des yeux brillants, comme si elle était la plus jolie femme de la Terre ; derrière leurs étals de thés, de foulards ou de babioles, dans les nombreuses ruelles touristiques, des ancianasperdues sous leurs innombrables voiles colorés, les bras chargés de bracelets, les lèvres aussi rouges que la fleur du bougainvillier, les oreilles alourdies d’anneaux, la toisent avec mépris comme si elle avait commis une faute grave ; sur les porches des cathédrales et des basiliques, des clochards au visage chiffonné, vêtus de manteaux trop grands, lui offrent, sans rien attendre en retour, un morceau de leur vie : un bout de cuir usé, une pierre fendue, un fragment de bois travaillé, une poche de thé desséchée, une dent… Et cette obsédante impression d’être suivie lui colle au basque depuis qu’ils ont posé leurs pieds en Espagne.
Jeanne a voulu en parler à Damien, ce soir, lorsqu’ils dégustaient leurs tapas et leurs paella, dans ce restaurant chic qu’ils avaient trouvé sur calle Imprenta, au nom d’El Mercarder, mais elle n’en a pas eu le courage ; il lui aurait répliqué qu’elle fabulait encore, qu’elle laissait son imagination prendre le dessus, qu’elle devrait s’en tenir aux faits, au réel : c’est-à-dire que sa grande beauté ne laissait personne indifférent. Jeanne ne souhaitait pas l’entendre lui rebattre les oreilles ; elle préférait profiter de ce moment magique en sa compagnie. Malgré leurs nombreuses différences ―dans les choix musicaux, alimentaires, dans leurs loisirs, lectures, intérêts, leur rythme de vie, de sommeil… ―,elle était attachée à cet homme : ses yeux aussi noirs qu’un fond de puits l’interpellaient, sa force intérieure la rassurait, son humour disjoncté égayait sa vie parfois trop mélodramatique. Être avec lui, en Espagne, était tout ce qui comptait pour elle.
Il est minuit et quart ; ils ont passé la journée à visiter l’Alhambra, les Palacios Nazaries, l’Alcasava, les jardins du Generalife, et la vieille ville, Albaìcin. Même si elle est épuisée, elle n’arrive pas à dormir. Assise à la table près de la fenêtre ouverte, elle tâte son carnet et hésite à l’ouvrir… Besoin d’écrire… Elle observe Damien, appuyé sur une tonne d’oreillers, en train de jouer sur son iPad, insensible à la puanteur d’égout qui règne dans la pièce, lâchant quelques jurons d’impatience : il déteste perdre…
Elle soupire. Ouvre son carnet. Écrit.
29 décembre – 1925.
Depuis notre arrivée en Espagne, je suis fascinée par les couloirs ou tout ce qui s’en rapproche. Que je traverse le Parque de Maria Luisa à Séville ou les jardins du Generalife à Grenade, que je visite les ruines de la ville romaine Italica, la fameuse Alhambra et ses Palacios Nazaries ou les nombreuses basiliques et cathédrales, ou monastères, que je déambule dans les rues parfumées d’épices offertes aux touristes ou dans les ruelles colorées de vêtements à vendre, mon regard est attiré, voire envoûté par le couloir qui se perd devant moi. Cette envie d’y courir, d’en atteindre l’extrémité, d’ouvrir…
Comme un appel…
Je veux comprendre.
Dans le basGuadalquivir, à mi-chemin entre Séville et Alcalá del Rio, à l’emplacement de l’actuelle Santiponce, s’éparpillent sur un flanc de colline les ruines de la ville romaine Italica. En bas, longeant la route, une petite rivière serpente. Damien et moi y sommes allés le 23 décembre. Une journée fraîche. Ensoleillée. Un ciel d’un bleu vif. Quelques nuages. Nous avions pris un autobus de ville.
D’abord, visite des ruines de l’ancienne cité. Déambulation dans les rues pavées. Pénétrer les vestiges de maisons romaines, tout en traduisant les informations en espagnol sur les présentoirs à l’aide de nos mini-dictionnaires. Nos mains ont effleuré les pierres froides de ce qui avait été jadis soit un four à pain, un mur ou un bain, ont caressé le marbre blanc d’un puits. Nous étions fascinés par les mosaïques des planchers de certaines demeures, par les formes géométriques variées ― losange, ovale, triangle, rectangle ― qui avaient conservé leurs couleurs d’origine, par les personnages mythiques, d’animaux, de fleurs…
Cette vision presque intacte du passé me réconfortait, me rassurait, et ce, malgré la sensation obsédante d’être suivie. Un cliquetis de bracelets métalliques et le froufrou de voiles m’accompagnaient où que j’aille. Une voix pure, féminine, se faufilait entre les ruines et dansait avec les oiseaux, au-dessus de ma tête. Des cheveux noirs de femme ondulaient en permanence devant mes yeux. C’était déroutant. Je me suis crue folle et me suis mise à douter de moi. Deux de mes tantes souffrent de schizophrénie ; serais-je en train de le devenir aussi ? Ne souhaitant pas inquiéter mon amoureux, j’ai agi comme si de rien n’était.
Puis nous avons marché sur un chemin ascendant, en terre battue, bordé de cactus, de plantes grasses, de fleurs blanches et de gigantesques arbres. Nous nous dirigions vers l’amphithéâtre de l’arène des gladiateurs, avec son immense trou au centre en forme d’H, par lequel, s’imaginait-on, s’échappaient les bêtes affamées ou les gladiateurs…
Les couloirs souterrains de l’amphithéâtre m’ont appelée. De longs corridors à la fois sombres et lumineux ―tous les deux ou trois mètres, la clarté du jour pénétrait par les ouvertures et éclaboussait les murs de pierres et les dalles du plancher ―, au plafond arrondi en forme d’arcade, aux murs froids et poussiéreux qui exhalaient des odeurs de terre et d’humidité. Quelque chose, ici, animait mon être. Le silence des lieux, peut-être. L’obscurité. Les pierres. Les espaces entre elles. J’ai laissé courir ma main sur les parois, les fentes, les pierres rudes et douces ; j’en savourais la texture, j’en humais les effluves anciens, puis mon corps s’est immobilisé : mes pieds, gorgés de ciment, se sont figés. Impossible d’avancer. Une force obscure m’obligeait à rester là, à fermer les yeux, à écouter attentivement. Mon cœur s’est emballé, j’étais terrorisée. Puis j’ai entendu une voix féminine et pure sortir des murs, du plafond, des pierres, elle débitait un discours enivrant en arabe. Étranges et fluides, ces mots ont erré au-dessus de ma tête un moment avant d’entrer en moi, tels des enfants prodigues ; le timbre clair, la sonorité exotique, la douceur des inflexions m’étaient familiers ; les r, les d, les l éclataient dans une joie lumineuse dont je reconnaissais la source. Je ne comprenais pas ce que cette voix me disait, mais j’en saisissais le sens : « Danse pour lui, danse pour lui, danse pour lui… »
« Viens te coucher, chérie, il est minuit et demi ; tu dois être fatiguée… », Jeanne entend à peine la voix de Damien.
Hier, dans le Palais des Lions des Palacios Nazaries, je me suis sentie hypnotisée par la fontaine de la cour des lions, gardée par douze lions blancs. De leur gueule fuyait un jet d’eau vers quatre rigoles au plancher. J’ignore pourquoi, mais je devais toucher son marbre. Une pulsion, une poussée, une urgence du dedans : « Vas-y ! » Une voix dans ma tête. « Touche-la ! Qu’est-ce que tu attends ? » Damien visitait l’une des pièces adjacentes à la cour des Lions, quelques touristes ébahis circulaient dans les couloirs latéraux ouverts sur la cour. J’avais le champ libre. Une chaîne entourant la fontaine en interdisait l’accès, je l’ai enjambée puis j’ai posé ma main sur le rebord. Le froid du marbre s’est répandu dans mon bras puis dans mon corps. En fermant les yeux, j’ai eu la sensation bizarre qu’on venait de couper les sons environnants. Et j’ai eu le profond sentiment de rentrer à la maison. Tout en douceur, des images, fugaces, sur lesquelles je n’avais aucun contrôle, se sont échouées sur le sable de mes pensées : une femme à la peau mate, élancée, vêtue d’une longue robe en voiles bleus, à la chevelure noire chatoyant sous la clarté, aux yeux marron, maquillés, au visage aussi chaud que le vent du matin ; elle dansait pieds nus sur les dalles, cliquetait les bracelets d’or qui lui recouvraient les bras. Elle virevoltait autour de la fontaine, chantait, souriait. Sa voix : une musique pure… pure…
Damien lui demande à nouveau de le rejoindre au lit. Elle veut continuer à écrire. Il lui semble qu’elle avance vers quelque part… Les mots, les phrases, se déploient, se déplient, s’ouvrent. Elle pose un pied puis l’autre, elle chemine…
Elle danse, comme cette femme avec ses mouvements de bras, de pieds, de hanches ; une pulsation s’empare de son corps, mais elle retourne à ses mots.
Nous avons visité trois alcazars durant notre voyage. Le 22 décembre, celui de Séville, qui a été le décor de plusieurs scènes de la série Trône de fer ; le 26 décembre, Alcazaba etCastillo de Gibralfaroà Malaga ; et le 29 décembre, l’Alcazava de l’Alhambra, à Grenade. Des lieux forts où l’on se protégeait contre l’ennemi, des lieux où la peur et la colère ont marqué la pierre… Dans ces alcazars, de longs couloirs percent les forteresses, s’étendent dans les jardins, se faufilent entre les arbres. Corridors, allées, tunnels qui s’étirent vers un espace plus vaste, une seconde pièce. Un chemin, un sentier, une poussée vers l’avant, là-bas, ce monde différent. Une communication entre deux zones, une connexion…
Elle s’arrête, tente de calmer son cœur palpitant. Elle a repéré un filon d’or, comme les prospecteurs miniers, aux visages noircis de terre et de poussière, qui s’acharnent à creuser jusqu’à ce qu’ils découvrent une gemme précieuse briller sous leur lumière. Quelque chose vient de briller sous la lumière des mots. Les yeux fermés, elle essaie de suivre cette chose, à l’intérieur : elle longe sa corde sensible, en écoute le chant, l’émotion secrète, laisse monter les images fugaces… Des pas, elle entend des pas. Rapides, agités. De petits pieds bombés dansent sur un plancher en dalles sombres. Des voiles recouvrent de longues jambes basanées. Un cliquetis résonne : les bracelets d’or… La femme de la cour des Lions déambule, le corps ondulé, les bras virevoltants, dans un interminable corridor aux murs richement ouvragés. Au bout, une porte entrouverte. De l’autre côté, un homme…
« Jeanne, il est une heure trente du matin ! Viens te coucher, là… »
Lentement, elle rouvre les yeux, souris. Ferme carnet et fenêtre, avant de progresser vers Damien ; ses bras ondoient autour de son corps en mouvement ; ses hanches ondulent, ses petits pieds gambadent sur le tapis. Dans une danse éperdue, elle virevolte autour du lit, et chante : sa voix, une musique pure, pure…
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