Le nez contre la vitre, Zoé observe les gens circuler dans la rue.
Ce qu’ils ont l’air con ! Regardez-moi leurs tuques, leurs bottes, leurs manteaux… Qu’est-ce qu’ils ont à se pavaner dans leurs vêtements qui crient : ‟Hey ! Voyez-vous mes nouvelles couleurs, mon nouveau tissu et ma nouvelle coupe ? C’est beau, hein ?” C’est d’un ridicule… Il y en a qui se traînent les pieds et d’autres qui courent comme des dingues en quête du temps qu’ils n’ont pas. Qu’est-ce qui peut bien les pousser à se lever, le matin ? Bordel ! On vit dans un monde malade…
Elle est si fatiguée ! Elle n’a que quarante ans et elle n’est même pas fichue de travailler à temps plein. Qui voudrait bien l’embaucher, de toute façon ? Elle n’a qu’un petit baccalauréat en enseignement du français… Le français ! C’est fichu d’avance. Notre langue, songe-t-elle avec amertume, va disparaître… Le français, ça va être le futur latin. Dis-pa-raî-tre. Elle disparaîtrait bien, elle aussi. Pow ! Une balle dans la cervelle, et plus de problèmes ! Plus de maux de dos, plus de déprime, plus de fatigue, plus de ce fichu mal-être qui lui colle à la peau depuis sa naissance. Ce serait simple comme solution : mourir ! Mais la vie n’est pas simple, la mort, oui.
Zoé décolle son visage de la fenêtre. La vitre lui réfléchit un petit bout de nez rouge. Rouge comme le Père-Noël. Rouge comme un ivrogne. Rouge comme le sang qui coulerait de sa plaie si elle s’envoyait une balle dans la tête. Tête… Elle pense trop. C’est à cause d’elle si elle est si mal ; ses pensées sont virulentes, elles propagent la maladie… du baiser… « Yé-yé-yé-yééé ! » Non, mais elle déconne !
« Enfermez-moi, je suis juste bonne pour l’asile ! »
Son mari et ses enfants sont partis. Elle est seule avec elle-même, et sa tête, et ses chats, et ses plantes, puis la vaisselle, le lavage, les armoires encrassées de la cuisine, le bois à corder au sous-sol, et ses toiles qui patientent… Celles-ci attendent sa sortie du marasme qui habite actuellement son corps. Cette détresse, un lourd boulet à traîner ! Eh oui, un diplôme en français, alors qu’elle voulait peindre. Peindre la vie, pas la mort !
Et si elle peignait la mort, sa mort… avec son sang !
Vêtue de son pyjama en flanelle tellement usé qu’on voit au travers, elle traîne ses pattes d’ours, ses immenses pantoufles, jusqu’à son atelier. Là, elle se dirige vers son gigantesque bureau de bois, dont elle ouvre un tiroir ; elle fouille dedans avec frénésie et saisit un minuscule canif, un cadeau de son ami, l’Indien. « Tu me pardonneras, Anshu… » Elle choisit une toile vierge, la plus grande, l’installe sur son chevalet. Elle contemple le blanc et s’imagine déjà les formes que prendra son sang : des flammes, des pétales, des ombres, des larmes…
Elle relève la manche de son pyjama, sort la lame de son canif.
Oui, c’est la seule solution : jusqu’à son dernier souffle, elle peindra sa dernière œuvre.
ŒUVRE ! Mais qui, bordel, veut bien contempler mes toiles ? PERSONNE !
Une immense lassitude s’abat sur elle. Je suis si peu importante… Elle ferme les yeux puis se tranche les veines. Un léger pincement, tout au plus, et du sang chaud sur sa peau. Elle ouvre les yeux : le rouge gicle et se répand sur le plancher. Comme une automate, elle saisit un pinceau, en trempe le bout dans son sang et donne deux coups sur la toile…
« DRING ! DRIIIIINNNNGGGG ! »
Merde ! Le téléphone…
Sans hésiter, elle prend un papier mouchoir et éponge sa blessure, tente de freiner le ruisseau de sang. Elle n’a jamais su ne pas répondre au téléphone. Va savoir pourquoi, ça a toujours été comme un appel : si l’un de ses enfants était souffrant.
« Chérie, c’est moi… Je t’aime.
‒ Hein !?!
‒ Oui, j’avais juste le goût de te le dire. Ça va ?
‒ Euh… oui.
‒ Que fais-tu ?
‒ Je peins.
‒ Super ! Je suis si content pour toi ! Tu dois te sentir bien, après tout ce temps d’improductivité ?
‒ Oui…
‒ Bon, je te laisse, j’ai un appel sur l’autre ligne. Passe une belle journée, mon amour. Je t’aime fort. »
Elle raccroche, s’effondre sur le plancher puis éclate en sanglots. Le sang ruisselle. Doit-elle l’arrêter ? Bon sang ! Doit-elle mourir ? Son papier mouchoir imbibé, elle en prend un autre et l’appuie sur sa plaie.
Elle regarde la toile : un rayon de soleil illumine deux traits rouges qui forment un cœur.
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