Samedi matin, 25 septembre 2035.
Une forte brise souffle entre les pierres tombales du cimetière Taguill, fouettant les épitaphes muettes, alors que les branches des cyprès centenaires, les gardiens des lieux, se balancent en sifflant une mélodie lancinante. Dans l’allée centrale, des feuilles mortes tourbillonnent et bruissent, retenant prisonnière une plume blanche qui se débat. Aidée par une soudaine rafale, la plume se libère, s’élève et flotte quelques secondes au-dessus des pierres. À l’accalmie, elle retombe sur un tapis d’épines brunes et de cocottes beiges, au pied d’une stèle funéraire noire illuminée par les premiers rayons de soleil. Dans le marbre, on peut lire l’épitaphe : « François Granmon, 1942-2020 ». La pierre tremble. D’immenses camions transportant des chargeuses-pelleteuses grondent en roulant vers le cimetière.
À dix minutes du cimetière, une petite fille bondit dans la chambre de sa mère et la presse pour qu’elle se lève de son lit. « Maman ! Maman ! Réveille-toi, allez, vite, on doit se rendre au cimetière ! » Elle veut voir la tombe de son grand-père qu’elle n’a jamais connu, même si elle raconte à tout le monde qu’elle le connaît depuis toujours et qu’il est son frère. Les grandes personnes rient de ses mots d’enfants, mais Aurélie, avec le plus grand sérieux, les sermonne en leur disant qu’ils devraient ouvrir leurs oreilles pour entendre les vraies choses, et qu’elle en sait bien plus qu’ils pourraient en savoir.
Depuis l’âge de deux ans, l’âge où elle a commencé à parler, qu’elle raconte à sa mère, que son frère Jack joue avec elle dans sa chambre tous les soirs. Tous-les-soirs, précise-t-elle avec un accent français qui fait bien rire sa mère. Son frère Jack a les cheveux bruns, les yeux verts et un nez rond comme un clown, mais pas rouge, toutefois. Et il l’aime… « Moi aussi, je t’aime, la rassure sa mère, nous t’aimons tous, ma chérie. » Mais lui l’aime encore plus, car il est revenu… À ces propos qu’elle débite presque tous les jours, sa mère, Marilyn, demeure perplexe mais calme, sachant qu’à cet âge, les enfants ont des amis imaginaires. Et l’ami imaginaire de sa fille s’appelle “mon frère Jack”.
Marilyn a commencé à s’inquiéter lorsqu’un soir d’été, elle et sa fille regardaient les photos de son vieil album. En pointant le portrait d’un homme de six pieds, aux cheveux bruns et yeux verts, se tenant debout, devant une galerie, Aurélie s’est écriée : « C’est lui, maman ! C’est mon frère Jack ! » Aurélie avait alors quatre ans. « Mais non, ma chérie, ce monsieur est mon père. C’est François Granmon et il est mort… » Aurélie a dévisagé sa mère comme si elle venait de lui dire le pire des mensonges. « Maman, voyons ! C’est lui qui joue avec moi tous-les-soirs. Il est vivant et gentil. C’est vrai…» Marilyn a froncé les sourcils, en soupirant : son père…
Quand il est décédé, quinze années auparavant, Marilyn avait senti un énorme soulagement, une libération. François Granmon avait toujours forcé sa fille à faire ce qu’il voulait, entre autres à devenir la comptable agréée qu’il n’avait pas réussi à devenir, à acheter la maison que luirêvait d’obtenir, à épouser le fils de son meilleur ami… François Granmon ne l’avait pas aimée pour ce qu’elle était, mais pour l’image qu’il avait d’elle. Il avait longtemps dévalorisé son rêve de devenir une grande pianiste, ne le prenant pas au sérieux, lui disant que le piano n’était qu’un simple passe-temps, qu’elle ne gagnerait pas sa vie avec la musique. Non, François Granmon n’avait pas été un bon père : il n’avait pas su l’écouter, ni s’intéresser à ce qu’elle aimait, à ce qu’elle était réellement, trop obnubilé qu’il fût par sa vision de la vie, convaincu de tenir LA vérité. Lui, un homme si pragmatique, si rationnel, si à l’opposé d’elle. Elle, une fille qui n’avait pas su lui tenir tête, qui avait un besoin insatiable de reconnaissance et d’approbation, de se sentir aimée… Maudite dépendance affective !
Et là, il hanterait leur maison et viendrait rendre visite à Aurélie. Marilyn eut peur. Pour sa fille. Une rage l’envahit. NON ! Cet homme ne viendra pas gâcher la vie de ma fille comme il l’a fait avec moi ! Elle ferait tout pour l’en empêcher. Mais comment s’y prendrait-elle ? Il était mort !
« De quoi parlez-vous, ton frère Jack et toi ? » a-t-elle demandé à Aurélie, un matin, alors que la fillette dégustait ses Crispy Rices, l’oreille au-dessus de son bol. « De toi… » Sa mère l’a fixée, la bouche ouverte. Puis la petite a ajouté : « Mais aussi du temps d’avant, quand j’étais grande. Ton papa et moi, on était frères et sœurs. Il s’appelait Jacques, mais il préfère qu’on le nomme Jack; et moi, je m’appelais France. On habitait une maison comme… ». Elle a couru à sa chambre et est revenue avec une feuille qu’elle a montrée à sa mère. « Comme celle-là : elle est belle, hein ? » Sa mère a jeté un œil sur le papier bleu. Aurélie avait dessiné une petite maison de ville, avec des volets jaunes, entourée de grands sapins verts. Les traits de l’esquisse étaient irréguliers, la forme des fenêtres, disproportionnée, et les couleurs, vives. « On vivait à Paris. » a conclu la gamine, tout naturellement. Puis elle a bu le reste de son lait, à même le bol, sous le regard étonné de Marilyn.
Le jour de la fête de ses cinq ans, Aurélie avait invité quatre amies. Elles ont joué dehors tout l’après-midi, à cache-cache, à la chasse aux trésors et à plein d’autres jeux de petites filles. Au menu du souper : hamburger et frites, plus un énorme gâteau au chocolat avec des framboises. « Fais un vœu », lui a demandé l’une de ses amies avant qu’elle souffle sur les chandelles. Aurélie a regardé sa mère avec des yeux remplis d’une grande douceur et a dit : « Je souhaite que ma maman soit heureuse. » Puis elle a soufflé de toutes ses forces. Marilyn est restée pantoise. Le soir, en bordant sa fille, elle lui a murmuré à l’oreille : « Je suis heureuse, ma chérie. J’ai la meilleure petite fille du monde. » Aurélie l’a fixée, en faisant glisser entre ses doigts potelés les longs cheveux blonds de sa mère. « Non, maman, tes yeux sont souvent tristes; tu m’aimes, mais tu voudrais être ailleurs… »
Deux mois plus tard, Aurélie s’est levée avec le désir de visiter la tombe de son grand-père. « Maman, je veux voir où François est enterré. Allez, on y va, aujourd’hui… » Elle insistait, mais Marilyn hésitait : elle n’était pas retournée au cimetière Taguill depuis la mort de son père. Trop de colère, dans son ventre, envers lui, envers elle. Elle haïssait ce côté mollasse de sa personne qui avait un tel besoin de plaire ! Qui n’avait pas su tenir tête à ce François. Elle n’avait pas réussi à lui pardonner. Incapable. Il avait détruit une partie de sa vie, celle qu’elle regrettait le plus, surtout lors des jours de pluies ou quand elle entendait une sonate de piano à la radio, lui rappelant un avenir qu’elle n’avait jamais pu réaliser. « Non, ma chérie, répondit-elle à sa fille qui agrippait sa manche. Une autre fois. Maman refuse d’y aller.
‒ Il veut qu’on y aille : c’est important ! Maman… » Aurélie l’implorait des yeux. De ses petits yeux bleus pétillants, intenses, rieurs…
Marilyn a failli dire oui, mais s’est ravisée au dernier instant : « Non, c’est non ! Compris ? » Aurélie lui a tiré la langue puis est partie bouder dans sa chambre. « JE TE DÉTESTE ! » a-t-elle crié derrière la porte.
Le soir même, Aurélie s’est couchée toute seule : sans histoires, sans câlins, sans bisous. Une heure plus tard, Marilyn a voulu voir si sa fille s’était endormie, mais elle s’est butée à une porte verrouillée. Doucement, elle a collé son oreille contre la porte puis elle a écouté. Sa fille ne dormait pas, elle parlait. « Je suis désolée, disait sa voix. Maman a refusé. Je crois qu’elle a peur de toi. » Un silence a suivi. « Moi aussi, je t’aime. Bonne nuit. » Marilyn a fait un pas vers l’arrière, une main sur la bouche, et s’est mise à trembler. « Marilyn ? a-t-elle demandé un peu trop fort à son goût, c’est maman, allez, ouvre, je sais que tu ne dors pas, je t’ai entendue.
‒ On écoute aux portes : c’est impoli ! » a sèchement répliqué la voix de sa fille. « Et qui d’autre que toi pourrait être là, hein ? »
Marilyn a soupiré : « Si tu n’ouvres pas, je vais crocheter la serrure et entrer de force. Qu’est-ce que tu choisis ? » Un court moment silencieux a suivi, puis la porte s’est ouverte. « Qu’est-ce que tu veux ? » lui a demandé Aurélie, les poings sur les hanches. Marilyn a hésité un moment : « Euh… écoute. » Elle s’est accroupie au pied de sa fille, pour être à sa hauteur, puis elle l’a regardée droit dans les yeux : « Je suis désolée de t’avoir déçue, aujourd’hui, lui a-t-elle confié, mais il faut que tu saches que ton grand-papa n’a pas toujours été un bon papa pour moi… Jamais il ne m’a dit “je t’aime”. Je ne suis pas encore prête à visiter sa tombe : il y a cette grosse boule, toute dure dans ma gorge… Si tu savais tout ce que j’ai sacrifié pour n’avoir qu’un seul “je t’aime” de sa part. Jusqu’à le laisser prendre le contrôle de ma vie ! Et même sur son lit de mort, j’espérais un “je t’aime”, mais rien, il n’a rien dit, il est parti sans me voir, alors que j’étais juste à ses côtés. » Aurélie s’est jeté dans les bras de sa mère : « Je t’aime, moi, maman. Je t’aime. Je t’aime… Je ne te déteste pas, excuse-moi pour tantôt, j’étais fâchée, mais là, je comprends. »
Deux matins plus tard, soit le samedi 25 septembre 2035, d’immenses camions traversent la ville en direction du cimetière Taguill.
Aurélie entre en trombe dans la chambre de sa mère, l’air complètement paniqué. « Maman ! Maman ! Réveille-toi, allez, vite, on doit aller au cimetière ! » Marilyn se redresse sur ses coudes et lancent un regard courroucé à sa fille : « Quelle heure est-il ? » Aurélie tire sur les couvertures et tente de soulever sa mère par le bras : « Vite… Ne pose pas de questions. » Marilyn s’arrache péniblement de son lit, en fronçant les sourcils. Quand sa fille a de quoi en tête, il n’y a pas moyen de la faire changer d’avis ! « Mets tes pantalons : ceux-là », ordonne Aurélie en prenant une paire qui traîne sur le plancher. Pendant que sa mère s’habille, Aurélie attend impatiemment sur le seuil de la porte, les poings sur les hanches, balançant son corps sur une jambe puis sur l’autre. Elles partent, enfin.
Une fois arrivées au cimetière, la mère et la fille aperçoivent des chargeuses-pelleteuses transporter de la terre, des roches, des tourbes d’herbe. « Oh ! Oh ! Ils sont en train de tout démolir, là ! » s’inquiète Marilyn. Aurélie se tortille sur son siège : « C’est pour ça qu’il faut se dépêcher. Mon frère Jack m’a dit : “Le cimetière, la tombe de ta grand-mère, le cyprès, sous la racine, vite… Allons-y. ” Il n’arrêtait pas de crier ça. Il était nerveux. » Marilyn gare la voiture à l’orée de la forêt, derrière laquelle s’étend l’immense cimetière de Taguill. La petite s’éjecte de la voiture et court dans le sentier menant vers les rangées de pierres tombales, puis s’arrêtent, et fait brusquement volte-face. Elle s’assoit dans la pelouse et se met à parler toute seule. Craintive, Marilyn va la rejoindre : « Aurélie ! Qu’est-ce que tu fais ? Lève-toi !
‒ Shut ! lui réplique sèchement sa fille. »
Marilyn s’impatiente et jette des regards nerveux autour d’elle. Les chargeuses-pelleteuses approchent de plus en plus de la tombe de son père : elle peut les voir au-dessus de la haie des rosiers sauvages. Après un moment, la petite se remet debout et lui prend la main : Aurélie la guide vers le cimetière. Pendant qu’elles marchent rapidement dans l’allée centrale, une brise souffle entre les stèles funéraires, soulevant les feuilles mortes en un tourbillon qui danse à leurs pieds, et transportant les odeurs des roses jusqu’à elles. Le bruit menaçant des camions et des pelles mécaniques à l’œuvre se propage dans le sol, sous leurs pas. Avec assurance, Aurélie progresse dans le cimetière, comme si elle y était venue plusieurs fois. « Mon frère Jack me dit où aller, déclare-t-elle soudain, mais sois sans crainte, tout va bien. » Tout va bien, mon œil ! Depuis qu’elles ont pénétré en ce lieu lugubre, Marilyn ressent sa boule de détresse grossir dans la gorge. Plus elle approche de la tombe de son père, plus son ventre se durcit; sa respiration s’accélère; la panique l’envahit; la colère… Non ! Elle n’est pas prête ! Elle lui en veut tellement ! Il a brisé sa vie ! SA VIE ! Elle veut partir. Elle s’arrête, elle en a assez de cette situation vraiment trop idiote. « Allez, Aurélie, ça suffit ! On s’en va… » Elle tire sa fille par le bras vers la sortie. La fillette proteste : « Non, tu dois venir, maman, fais-moi confiance, s’il te plaît… » Marilyn soupire et se résigne. La boule est si immense dans sa gorge qu’elle a l’impression d’avoir avalé un ballon de soccer.
La tombe est enfin là, devant elle : noire et froide. Marilyn se surprend à ne rien ressentir. Pourquoi ressentirait-elle ne serait-ce qu’une once d’un quelconque sentiment ? Jamais il ne lui a accordé l’attention qu’elle souhaitait. L’attention d’un père aimant et compréhensif. Jamais.
Une plume blanche, gisant au centre d’un amas de cocottes et d’épines, attire soudain son regard : une plume comme elle en a si souvent vu durant son enfance. Elle la prend et des images de son passé défilent en rafale dans sa tête : son père penché au-dessus d’une immense cage, en train de nourrir ses trois colombes; ses mots doux; son rire ; son père qui sirote un café en lisant son journal alors que le roucoulement des colombes envahit la cuisine ; son père qui lit des livres sur les oiseaux, en se berçant près de la cage… Son père et ses maudites colombes ! D’un geste rageur, elle lance la plume par terre et l’écrase de son pied.
« Maman, viens m’aider ! » crie soudain Aurélie, sortant Marilyn de ses réflexions. Assise sous le cyprès, derrière la tombe de sa grand-mère, Aurélie creuse dans la tourbe avec frénésie et ses petits doigts. « Vite, il faut se dépêcher avant qu’il ne soit trop tard.
‒ Aurélie ! Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que tu fais ? Tes pantalons… Allez, arrête-moi ça, tout de suite. Viens, on s’en va. C’est dangereux, ici, avec ces gros camions qui approchent… »
Aurélie s’immobilise un moment et l’observe avec ses grands yeux lumineux : « Non, Maman. C’est important, que mon frère Jack a dit, et c’est pour toi : un trésor ! » Marilyn soupire : doit-elle croire sa fille ? Aurélie va finir par la rendre dingue, avec toutes ses histoires ! Elle hoche la tête, négativement. Un trésor ! Et quoi d’autres ? Inquiète pour sa fille, et voulant en finir au plus vite, elle se met à creuser avec elle jusqu’à ce que leurs doigts touchent une boîte métallique. Aurélie l’extrait du sol et la tient d’une main; de l’autre, elle enlève le surplus de terre, sous les yeux de Marilyn qui reste muette et figée. La petite tend l’oreille vers une personne invisible, écoute ses mots. Marilyn ne s’en rend pas compte, trop obnubilée qu’elle est par la vue de ce coffret en métal. Elle le reconnaît; il appartenait à sa mère et avait disparu le jour où elle avait décédé. C’était deux ans avant la mort de son père. Elle y rangeait ses bouts de fleurs desséchées qu’elle cueillait chaque été et les pierres blanches, incrustées de quartz, qu’elle trouvait dans les ruisseaux de la forêt : c’était son trésor !
Aurélie ouvre doucement la boîte. À l’intérieur, des rouleaux de billets de cent dollars sont entassés, serrés. Marilyn écarquille les yeux : « Aurélie, veux-tu bien me dire à qui est tout cet argent ? » Sa fille sourit et la regarde avec tendresse en lui remettant la boîte. « C’est pour toi, maman, pour acheter ton piano… C’est mon frère Jack qui te le donne. Il t’aime et t’a toujours aimée… »
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