LA VOIX DU GRENIER

Si Murielle, sa grand-mère, la surprenait en train d’explorer cette maison interdite, elle se ferait gronder et subirait tout un châtiment. Peut-être la priverait-elle de la sortie du vendredi pour les semaines à venir ? Ou pire, la renverrait-elle chez sa mère, en ville, dans ce lieu maudit qu’elle a fui ? Non, elle ne ferait pas ça, elle sait que je déteste ma mère. Et, de toute façon, maman n’est pas en mesure de prendre soin de moi. Elle n’a pas encore appelée…

Depuis un moment, Amandine arpente le rez-de-chaussée de la vieille résidence, celle bâtie près de la falaise surplombant la mer. Celle qui, depuis qu’elle vit chez sa grand-mère, la charme du coin d’une fenêtre à carreaux brisés, d’un sifflement entre deux planches pourries, d’une porte entrebâillée qui chante sur ses gonds sous la brise océane, de ses immenses haies de cèdres abandonnées bordant l’allée de ciment recouverte de mousse.

Oui, elle a enfin osé le pas : traverser le seuil de cette villa. Elle n’en a pas le droit. C’est le seul interdit que sa grand-mère lui impose. Depuis six ans, Amandine a respecté, tant bien que mal, la volonté de Murielle, mais deux jours plus tôt, elle n’en pouvait plus, il fallait qu’elle le lui demande : « Mamie, pourrais-tu me dire à qui appartient la maison de la falaise ? » Murielle, qui astiquait l’un de ses nombreux vases de Chine, dans la cuisinette, lui a lancé un de ces regards : « Didie… Qu’est-ce que je t’ai déjà dit ?

— Je veux savoir…   

— Tête de mule, tu ne sauras rien !

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas.

— Qu’est-ce qu’il y a dans cette maison que tu ne veuilles pas que je vois ? »

Murielle a plissé les yeux, un moment. Elle continuait de frotter le vase bleu. Son préféré, celui sur lequel apparaissent des roses jaunes et rouges. Elle a gardé le silence jusqu’à ce que le récipient commence à briller sous la lumière du jour. Puis elle l’a déposé sur la table en plongeant ses yeux sévères dans ceux d’Amandine. « Que je te prenne à entrer là, Didie ! » a-t-elle répliqué d’une voix rauque et inhabituelle. « Et tu repars sur-le-champ en ville ! Compris ? » Elle lui a lancé un morceau de coton. « Prends le vase rouge et nettoie-le. Toute trace de poussière doit disparaître. » En rechignant, Amandine a pris et le linge et le vase. « Ce n’est pas juste, Mamie ! Tu n’as pas le droit. Cette maison ne t’appartient pas… » Murielle frottait un gros vase décoré de roses argentées. « Tu ne dois pas y aller. C’est tout. » Elle a ensuite déposé le récipient sur la table et en a pris un autre, plus petit, en verre noir, qu’elle a essuyé avec une grande douceur, comme si elle manipulait un précieux trésor. Avec une voix plus chaleureuse, elle a ajouté : « Je te prie de m’obéir, Amandine, car c’est ta vie qui est en jeu… » Ses yeux se sont adoucis et sa main lui a ébouriffé les cheveux. 

Ce changement soudain d’attitude a bouleversé Amandine. Elle a peut-être peur pour moi…

Elle s’est détestée, car à aucun moment elle ne voulait la contrarier. Six ans plus tôt, Murielle l’a accueillie à bras ouverts quand elle s’est réfugiée chez elle. Elle s’est même rangée de son côté, et non du côté de sa cinglée de mère. Toutes les trois se sont entendues pour qu’elle vive chez Murielle, le temps que Sarah passe à travers sa cure de désintoxication et qu’elle reprenne sa vie en main. Amandine avait huit ans, à l’époque.

Mais ce matin, elle a désobéi, car elle s’est réveillée en sursaut avec ce rêve qu’elle fait depuis des années : un immense vaisseau spatial aux parois roses translucides qui avance lentement dans un ciel blanc laiteux. À l’intérieur : des cubes de lumière qui flottent. Chaque fois, ce rêve éveille chez elle un tel sentiment d’urgence…

Sapristi ! Il faut absolument que je comprenne !

Elle a profité de l’absence de Murielle pour enfourcher son vélo et se rendre à cette villa abandonnée, construite entre des chênes centenaires au  bord de la falaise.

Depuis à peine quelques minutes, elle s’aventure dans la salle à manger. Il y a une table mise pour le repas du soir, recouverte d’une épaisse couche de poussière et de nombreuses toiles d’araignées. Des mouches mortes et desséchées gisent dans les assiettes, ainsi que d’autres insectes qu’elle ne parvient pas à reconnaître. Au centre, une planche à pain attend qu’on y dépose une miche chaude, prête à être découpée, sous la garde de trois chandelles consumées. Les gens habitant ici étaient sur le point de manger quand ils ont dû quitter brusquement leur foyer.

Une bourrasque fait siffler les murs de la maison, une porte claque à l’étage. Il est temps pour elle d’explorer le haut : les chambres… Elle gravit l’escalier dont les marches couinent à chacun de ses pas, laisse glisser sa main sur la rampe poussiéreuse, son regard sur le mur. Des photos encadrées. Une gamine aux cheveux bruns cuivrés sautant dans les vagues d’une mer agitée. Un épagneul rongeant un os. Une autre fille, blonde, plus grande, une adolescente de son âge, qui ne sourit pas. Son regard… On dirait celui de… Intriguée, Amandine l’observe un moment, puis un frisson désagréable la saisit. Elle détourne les yeux puis monte les dernières marches.

Elle s’enfonce dans la première pièce et s’immobilise devant un petit lit de bois trônant au fond, bordé par deux tables de nuit. Sur la courtepointe, des traces de pattes de souris sillonnent la couche poussiéreuse. Et sur les murs, de jolis tableaux multicolores illustrent des personnages de dessins animés. Des poupées entassées au pied du lit ouvrent leur regard vide vers elle, comme si elles l’attendaient. Attirée par elles, Amandine glisse un doigt sur leurs robes presque neuves, maquillées d’un glacis de poudre grisâtre. C’est une chambre d’enfant, abandonnée, constate-t-elle, le cœur serré. Elle souffle sur ses doigts empoussiérés. La fillette qui a dormi ici n’a pas vécu longtemps.

Triste devant la possibilité d’une mort prématurée, elle examine une dernière fois les poupées puis elle sort de la chambre pour entrer dans celle d’en face. Un autre lit, plus grand. Une commode sur laquelle est posé un vase en porcelaine contenant un bouquet de roses séchées. En le fixant, Amandine pense à Murielle et à sa passion des vases de Chine. Celui-là, se dit-elle, lui plairait bien. Elle regarde maintenant à sa droite. Une énorme penderie s’élève contre le mur. Et deux immenses fenêtres, voilées par un rideau de dentelle sur lequel on a brodé de petites roses jaunes et rouges, laissent filtrer la lumière du soleil. Un de ses rayons illumine la table de nuit et la photo encadrée posée dessus. Amandine s’en approche. Un couple de jeunes gens, la femme tenant dans ses bras une gamine à la tignasse brune et aux yeux pétillants. Derrière eux, la mer ondule sous un ciel d’azur, et plus près, assise sur la plage, une autre fille, élancée, aux cheveux décoiffés, lance du sable au-dessus d’elle. Amandine l’examine. C’est l’adolescente dont le regard lui est familier. Plus elle la regarde, plus elle y trouve des airs communs avec Murielle. Même nez, même fossette au menton, mêmes yeux verts… Une crampe insupportable lui tord le ventre. Elle s’assoit sur le lit en respirant lentement. Cette maudite sensation ! Elle l’a déjà éprouvée en première secondaire en découvrant la trahison de sa supposée meilleure amie. Puis aussi quand elle vivait avec sa mère… Amandine prend la photo pour mieux observer la blonde. Le malaise s’accentue et ses doigts tremblent à tel point qu’elle échappe le cadre. Elle le rattrape puis le replace. Fuyant son trouble, elle jette un œil dans le premier tiroir. Des pulls et des t-shirts y sont rangés en piles bien droites. Vêtement de fille plus âgée, genre adolescente comme elle, mais d’une autre époque.

Elle ferme le tiroir, se retourne et repense à toutes les pièces qu’elle vient d’explorer. Rien, ici, ne montre qu’on ait voulu quitter l’endroit. Tout laisse croire qu’une calamité s’est abattue sur les habitants de cette maison : peut-être des brigands se sont-ils amenés avec des armes pour les kidnapper; peut-être sont-ils partis en catastrophe, et en chemin, ils ont trouvé la mort dans un horrible accident de voiture; peut-être que, et là, Amandine se trouve un peu folle, des habitants d’une autre planète les ont choisis pour une expérience et les ont séquestrés dans des cubes de lumière flottant à l’intérieur de leurs vaisseaux… Comme dans ce curieux rêve qu’elle fait depuis l’âge de quatre ans et qui revient la hanter chaque été.

Amandine a toujours été fascinée par la science-fiction. Elle a visionné des dizaines de fois la série Star Trek de sa grand-mère, les six films de Star Wars, et a écouté religieusement la série La Porte des Étoiles à la télévision. Elle a constamment le nez perdu dans un roman de science-fiction ou dans un recueil de nouvelles du même genre. Elle rêve secrètement de rencontrer un jour un extra-terrestre, mais elle ne le dit à personne, de peur qu’on ne rie d’elle.

Elle embrasse du regard l’ensemble de la pièce. Une grande bibliothèque remplie de livres, une table avec des encyclopédies et un globe terrestre. Sur le mur d’en face, une carte d’un ciel qu’elle ne reconnaît pas, sur laquelle on a encerclé en rouge un groupe d’étoiles qui forment… Elle plisse les yeux pour mieux discerner la forme. Une rose ? Quelque chose attire alors son attention : un cadre de bois qui dépasse derrière la commode. On dirait le cadre d’une porte dissimulée. Amandine se lève, le cœur battant la chamade, et déplace le meuble en le tirant vers elle. Ce faisant, elle voit sur le plancher des marques produites par le glissement fréquent de la commode. Derrière : une porte d’un mètre carré avec une poignée en métal. Sur le bois sont gravés d’étranges symboles se rapprochant de l’alphabet chinois. Comme celui qu’elle a découvert, cette année, dans Internet, pour un travail en français. Mais ces signes, contrairement à l’écriture chinoise, sont beaucoup moins raffinés et sont inscrits à l’horizontale. En les observant, quelque chose remue en elle, son sentiment d’urgence grandit. D’un geste fébrile, elle tire sur la porte et escalade l’étroit escalier. Sous l’impact de sa légèreté, les marches produisent un petit craquement invitant. La voix du grenier, pense-t-elle, nerveuse.

Une bouffée de chaleur l’enveloppe et l’incommode. Devant elle, de nombreuses boîtes de carton noirci par l’humidité, des tapisseries de toiles d’araignée, des piles de vieux journaux jaunis, de gros sacs noirs, gonflés et percés, laissant échapper un bout de vêtement usé, puis, contre les murs, des chaises de bois empilées. Et quelle puanteur ! Des relents de moisissure et de crottes de souris flottent autour d’elle, lui donnant la nausée. Malgré son malaise, elle s’aventure dans la pièce en effleurant tout ce qu’elle voit. Au bout d’un moment, elle a les doigts empoussiérés et le front tout en sueur. Elle se dirige vers la partie la plus reculée du grenier quand une odeur de rose attire son attention. Du regard, elle en cherche la source et la trouve derrière une patère enveloppée de fourrure. Un vase de Chine contenant une douzaine de roses toutes fraîches est posé sur une petite table devant la porte d’un placard. Un vase de Chine comme ceux qu’elle a essuyés avec sa grand-mère…

La porte est tapissée de photographies.

Amandine se fraie un chemin entre les piles de boîtes jusqu’à elles et les contemple. C’est la fille blonde. Sur chacune des images, elle arbore un joli sourire, une jolie coiffure, et apparaît une rose : un dessin sur son chandail, une haie de rosiers sauvages derrière elle, une rose rouge entre ses doigts, un vase plein de roses blanches, un vase de Chine… Amandine coule un regard sur celui posé sur la table : ils sont identiques. Elle se penche et hume le délicat parfum des fleurs.

Qui a bien pu les mettre là ? Murielle ? L’adolescente sur les photos ressemble vraiment à sa grand-mère, en beaucoup plus jeune. Sa douleur au ventre revient. Non ! Amandine ne veut pas croire qu’elles puissent être la même personne. C’est trop douloureux, cette sensation qui croit, qui l’angoisse…

 Elle retire l’une des roses du pot et en examine la tige. La fleur est fraîchement coupée, et le pot rempli d’eau. Sur le plancher, dans la poussière, aucune trace autre que les siennes. Comment le vase a-t-il pu se retrouver là, devant cette porte ? Qui ou quoi se cache-t-il de l’autre côté ? Et pourquoi les roses sont-elles si présentes dans cette demeure ? On dirait qu’un culte exclusif est voué à cette fleur !

N’en tenant plus, elle ouvre la porte. Un sinistre grincement résonne dans le grenier, puis une bouffée de vapeur lui brûle la peau. Elle recule d’un pas en fermant les paupières, et se protège le visage de son bras. Trop curieuse, elle rouvre les yeux et franchit le seuil du placard. Au fond, une malle en métal doré, sertie de pierres précieuses qu’elle n’a encore jamais vues. Sur le couvercle, des points rouges, formant une rose, apparaissent et brillent comme des étoiles dans le ciel. Une constellation, se dit-elle, leur constellation.

Elle pense aux extra-terrestres qu’elle souhaite tant rencontrer.

Le cœur gonflé d’espoir, elle tend une main vers la malle. La poignée métallique est chaude. Elle la tire vers le haut. Trois cubes de lumière en jaillissent et flottent devant elle. Bouche bée, Amandine se fige en retenant sa respiration. Ce sont les cubes de son rêve ! À l’intérieur de chacun bouge une personne en format miniature. Elle reconnaît la mère, le père, puis la fillette aux cheveux bruns. Tous trois frappent à grands coups de poing sur les parois de leur prison lumineuse, la bouche tordue d’effroi et les yeux ronds, effarés. Ils crient. Un cri qu’elle n’entend pas. Les captifs s’arrêtent un moment, comme accablés d’un sombre abattement, et s’effondrent sur le sol, laissant couler un flot de larmes sur leurs joues. Un court laps de temps passe. Et ils se relèvent pour recommencer leur manège, comme s’ils étaient des souris de laboratoire. Ils semblent ignorer sa présence.

Amandine est horrifiée. Elle doit à tout prix les libérer. En dépit de la chaleur suffocante, elle examine la malle, en fait le tour. À l’arrière, elle découvre un trou percé dans le métal. Il est peu profond, et au fond, une lumière verte clignote. Et si c’était le dispositif pour les faire sortir de là ? Sans hésiter, elle introduit un doigt dans l’orifice quand une voix aigüe la stoppe : « Qu’est-ce que tu fais ? » Elle se retourne. Murielle la saisit fermement par le bras et l’éloigne de la malle. « Idiote ! Tu veux disparaître, toi aussi ?

— Mamie… Tu me fais mal. »

Murielle la relâche, puis va refermer la malle : les cubes disparaissent. Elle passe une main légère sur le couvercle, effleurant chaque point rouge de la constellation, et s’arrête sur l’un. Amandine la voit baisser les yeux un moment. Le temps d’un soupir, le corps tout entier de Murielle se dématérialise pour devenir particules lumineuses, d’un jaune pâle, tourbillonnant autour d’un axe très fin. La seconde suivante, elle retrouve sa forme humaine et ferme la porte du placard. Elle s’attarde à replacer les roses dans le vase.

« C’était quoi, ça ? s’écrit Amandine, la voix étranglée.

— C’est pas tes affaires ! Allez, sors d’ici ! »

Murielle l’agrippe fermement par le bras et la tire vers l’escalier.

« Et ces gens ? Pourquoi sont-ils emprisonnés ? C’est quoi, ces cubes ? Je les ai déjà vus, dans mes rêves ? Ils reviennent chaque été. Et qui es-tu, toi, mamie ? Tu n’es pas ma grand-mère, hein ? Tu es… tu es… » Des larmes embrouillent sa vue, sa crampe au ventre lui torture les entrailles. « Mamie… » Sa voix, une plainte étouffée par la chaleur du grenier, un appel d’amour… Elle a mal. Encore une fois trahie ! D’abord sa mère, une droguée qui ne s’est pas vraiment occupée d’elle. Puis Alicia, sa meilleure amie, en première secondaire. Et là, sa grand-mère… « Je te déteste ! » crie-t-elle en tentant d’échapper en vain à sa poigne.

Elles dévalent l’escalier; le bois craque sous leurs pas. Murielle respire bruyamment, et son corps dégage une intense odeur de rose qui incommode Amandine. Elles sont sur le point de toucher la dernière marche quand le sentiment d’urgence d’Amandine s’exacerbe et l’incite vivement à retourner vers la malle. Ça crie dans tout son corps : « Ta vie en dépend ! » Elle tire brusquement sur son bras, se libère et pousse Murielle qui trébuche dans les marches. Alors qu’Amandine l’enjambe, Murielle agrippe son bas de pantalon. « N’y va pas… » Amandine donne un coup sec. Sa grand-mère la regarde en se frictionnant le bras. Elle m’a menti… « Tu ne pourras pas me l’empêcher », dit Amandine, une boule dans la gorge. « Pas cette fois ! » Elle escalade l’escalier à toute vitesse. Pourvu qu’elle ne me suive pas… Durant sa course, elle tend l’oreille. Aucun bruit de pas. Elle arrive au placard, en ouvre la porte puis le couvercle de la malle, en dépit de l’insupportable chaleur. Les trois cubes s’élèvent, avec leurs prisonniers. Amandine jette un dernier coup d’œil dans le grenier. Sa grand-mère ne l’a pas suivie. Maintenant, les yeux braqués sur les cubes, elle se glisse derrière, puis enfonce le doigt dans le trou interdit.

Aussitôt, un son aigu, tel le sifflet d’une bouilloire, la pénètre, de la racine des cheveux jusqu’au bout des pieds. Elle éprouve une sensation d’engourdissement, comme quand on se lève trop vite et que le sang remonte vers la tête.

Elle s’évanouit; le monde disparaît et devient noir.

Quelques minutes plus tard, elle reprend connaissance. Les yeux ouverts, elle se trouve toujours dans le noir. Un soleil orange incandescent émerge peu à peu de la noirceur, projetant des flammes rondes, chaudes, très chaudes; des flammes qui… chantent ! Des notes fluides qui coulent, qui pénètrent, qui lavent. Amandine tend le bras vers le feu, mais à la place de son bras, c’est une gerbe de particules de lumière qui s’étend. Elle n’a même plus de corps ! Ses pieds, elle ne les sent plus, ni ses mains, ni son ventre, ni aucun autre de ses membres. Qu’est-elle devenue ? Rêve-t-elle ? Elle n’a pourtant pas la sensation de rêver, elle est tout à fait consciente, comme quand elle vivait avec Murielle. Amandine ne ressent aucune peur; au contraire, une fascination incroyable s’empare d’elle : elle se sent revivre !

Une longue note de hautbois résonne en elle, et elle voit tout à coup sa luminosité s’accroître puis s’élancer vers les flammes orangées, tel un fleuve qui se jette dans la mer. Une fois à l’intérieur, sa vision s’élargit d’un coup, emplissant un espace rond, infini. Blanc. Immaculé. En bas, vers la gauche, quelque chose bouge. Elle se concentre, et la chose se révèle être un vaisseau spatial, très grand, duquel entrent et sortent, flottant dans les airs, des essaims de particules lumineuses tourbillonnant autour d’un axe. La nef semble construite avec une matière translucide et a la forme d’une rose géante, suspendue au-dessus d’un vide laiteux.

Le vaisseau qui apparaissait dans mon rêve.

Le son vibrant en elle s’intensifie puis toutes ses parcelles d’un vert brillant s’engagent vers l’appareil, s’en approchent. Discuter avec ces êtres. Apprendre. Explorer. Quitter la Terre. Vivre…

Une note continue de contrebasse, pénétrant en elle, la fige. Dès lors s’imprègnent au centre de son nouveau soi des réalités étrangères, comme si une source extérieure tentait de communiquer avec elle. Amandine n’entend pas ni ne voit, mais sa conscience sait.

Murielle : « N’y va pas ! »

Amandine émet un trille aigu de hautbois : « Pourquoi ? »

Une faible note grave lui répond : « Jamais tu ne reviendras. »

Sa couleur passe du vert au gris pâle alors qu’une lancinante mélopée de contrebasse vibre dans chacun de ses atomes. Une profonde tristesse, qui ne vient pas d’elle, l’envahit. 

Sa grand-mère l’aime.

La musique change de rythme, et d’autres couleurs apparaissent. Des formes se précisent. Des images se déroulent à l’intérieur d’elle, comme si Murielle tentait de lui montrer quelque chose.

Une petite navette en forme de rose atterrit dans un champ de blé. En sort toute nue une fillette blonde âgée de deux ans environ. Elle marche dans l’herbe en direction de la route sciant les prés en deux. Au même moment s’arrête une voiture bleue qui circulait. Un homme et une femme, ceux de la villa abandonnée, s’en éjectent, accourent vers elle et l’enveloppent dans une couverture.

Amandine veut connaître la suite, mais l’image s’engloutit dans un vortex lumineux. Au centre résonnent des voix. D’abord une voix d’homme, apeurée, étouffée : « Il faut contacter l’armée, Madison, Murielle n’est pas humaine. Je l’ai vue, hier. Notre Mumu… Peut-être que cette chose s’est emparée d’elle. Il faut agir ! » Une voix rauque de femme réplique : « Voyons, Robert ! T’as mangé de travers ? Tu digères mal ? Dire des niaiseries de même ! Franchement !  

— Non, non, c’est vrai, Madi. Tu dois me croire, il se passe quelque chose de pas net avec notre Murielle. J’ai peur pour elle, pour nous.

— Veux-tu ben me dire ce que t’as vu, si tu l’as pas rêvé ?

— Elle, elle… Oh mon Dieu ! Madison… »

Un silence suit, puis la voix de Robert s’anime : « Hier, en sortant de la chambre de notre p’tite Anne, j’ai voulu souhaiter bonne nuit à Murielle. Sa porte était entrebâillée et de la lumière en sortait, beaucoup de lumière. Jaune… Pourtant, tu le sais comme moi, sa lampe au plafond… Une ampoule de quarante watts. C’était pas normal. J’ai donc tiré sur la porte, juste un peu. Puis… Oh mon Dieu, Madi, si t’avais vu ça ! Comment dire ? C’était… beau ? Oui, beau, mais effrayant. Ça éclairait comme un essaim de lucioles ultra-brillantes. Elles tournaient autour d’une ligne verticale de la grosseur d’un manche à balai. Ça flottait. Partout dans la pièce. Puis cette chose a pris la forme de Murielle. De notre Mumu… Notre grande fille a fixé la fenêtre, la nuit. Sûrement les étoiles. Elle ne m’a pas vu. J’ai tout de suite pensé à Anne, à toi, à nous. Qu’il fallait nous protéger ! J’ai voulu agir sur-le-champ, quitter la maison, appeler l’armée canadienne; ils ont sûrement une unité spécialisée pour ce genre de phénomène paranormal, mais je me suis dit que si cette chose ne nous avait pas encore fait de mal, c’est qu’elle ne nous en ferait pas cette nuit-là. Qu’il valait mieux te laisser dormir et t’en parler aujourd’hui. »

La voix s’interrompt puis reprend : « Passe-moi le téléphone, il faut les appeler… » 

Un flash violent fait exploser l’image en mille morceaux, et trois cubes lumineux apparaissent, emprisonnant Anne, Madison et Robert. Ils flottent pendant une seconde ou deux, puis disparaissent dans le vide laiteux.

Des notes de hautbois discordantes résonnent. La contrebasse lui répond : « Tu n’as pas à t’en faire, ils ne sont là que le temps de ma présence sur Terre. Dès que mon travail, ici, sera terminé, je les libèrerai, et ils ne se souviendront même plus de moi, car ils ne m’auront jamais connue. » 

D’autres images se forment à l’intérieur d’Amandine. La route qui scie le champ de blé en deux. La voiture bleue qui roule sans s’arrêter. À l’intérieur, Madison et Robert entonnant une chanson d’Elvis Presley, sourire aux lèvres. 

Amandine émet une note très aiguë, perçante, agacée, qui chasse d’un coup ces images : « Ton travail ! Quel travail ?

— Je suis venue sur Terre pour étudier le vieillissement humain. Je suis une Rosilienne. Je vis sur une planète qui n’est pas de ton monde, mais qui existe à l’intérieur de ton monde, sur un plan invisible auquel ta race pourrait avoir accès si elle savait utiliser adéquatement son troisième œil. Dans le corps de Murielle, justement, c’est grâce à son troisième œil que je peux communiquer avec les miens et leur transmettre mes analyses.

— Et moi ? Je suis qui ? Pourquoi suis-je ici, sous cette forme ?

— Parce que je vis en toi… »

Les particules d’Amandine tourbillonnent à toute vitesse, agitées. Sa lumière s’intensifie, passant d’un vert pomme à un vert fluorescent, presque aveuglant alors qu’une note aiguë de hautbois mal joué retentit dans tous ses atomes. Puis une présence se fait sentir derrière elle. Un nuage de poussières lumineuses, d’un jaune pâle, tourne avec calme et lenteur autour d’une mince ligne droite.

« Ce serait plus juste de dire qu’une partie de moi vit en toi, Amandine. »

Une coulée de jaune jaillit de Murielle pour pénétrer la lumière d’Amandine. La couleur de cette dernière pâlit et sa musique s’adoucit. « Je suis désolée… », fait la contrebasse.

D’autres images se forment au centre d’Amandine. C’est Murielle et elle, penchées sur la table, les bras enfarinés jusqu’au coude, en train de façonner des boules avec de la pâte à pain pour ensuite les déposer sur une plaque à biscuits. Elles rient et se lancent de la farine au nez.

« Je ne t’ai pas trahie. Je voulais te protéger. Je me suis attachée à toi, à nous… »

Amandine rejette brusquement la gerbe de lumière de sa grand-mère puis recule.

« Me protéger ! Plutôt me préserver pour mieux m’observer ! Ce n’est pas de l’amour, ça ! Tu m’as menti. Mamie… »

Un son de contrebasse mal accordé vibre, Murielle s’attriste. 

« Et si j’ai bien compris, ajoute le hautbois en émettant une note stridente, dès que tu auras terminé ton travail ici, tu reculeras le temps et tout ce que tu auras fait et engendré sur Terre n’existera plus. Tu n’auras pas rencontré grand-père, tu n’auras pas eu ma mère et je n’aurai pas existé. C’est ça, hein ?

— Oui… »

Toutes ses particules se mettent à scintiller. L’urgence de vivre la tenaille. Au centre d’elle, des notes rapides de hautbois s’égrènent. Revoir le vaisseau, les essaims d’étoiles flottantes, connaître ce monde, d’autres univers, d’autres lois… Son attention dévie vers le bas, à gauche, dans l’espace rond de sa conscience. La rose géante translucide plane au-dessus d’un vide laiteux. La fleur émet un son continu, grave, comme celui joué par un cor français. Plus Amandine l’écoute, plus la note s’harmonise avec sa propre tonalité, la vivifiant, l’appelant… Un défilé de particules lumineuses entre et sort toujours de la nef par une porte qui semble être l’espace entre deux pétales.

Un air plaintif de contrebasse retentit : « Reste… »

Le hautbois réplique d’une note vive : « Si je reste, je vais disparaître, et moi, je veux vivre. » Amandine brille d’un vert étincelant, et une mélodie enjouée, juste, émane de son être. Elle flotte en direction du vaisseau, se place dans la file qui entre.

Quelques secondes plus tard, elle franchit le seuil de la rose. 

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