UNE CHOSE À CACHER
d’Elizabeth George

Mes intentions de lecture
J’ai reçu ce livre en cadeau de mon fils, Rafaël, à ma fête en mai dernier.
J’avais hâte de lire le nouveau livre de l’une de mes autrices préférées.
Je voulais replonger dans la psychologie de ses multiples personnages secondaires et de ses protagonistes, Thomas Lynley et Barbara Havers, puis dans sa façon bien à elle de raconter une histoire.
J’avais surtout hâte de voir si l’autrice avait réussi à revenir à sa façon d’écrire d’avant, celle qu’elle avait avant qu’elle n’écrive la série The Edge of Nowhere, pour jeunes adultes (série que je n’ai pas lue). J’ai remarqué que ce passage dans la littérature YA avait légèrement altéré sa façon d’écrire. Dans les trois opus suivants, avec les enquêteurs Thomas Lynley et Barbara Havers, soit Juste un mauvaise action (2014), Une avalanche de conséquences (2016) et La Punition qu’elle mérite (2019), je ne retrouvais plus la même qualité structurelle dans ses phrases, ni cette recherche d’incarner dans la syntaxe la psychologie des personnages, comme elle l’avait si bien réussi dans Le Rouge du péché (2008) et Le Cortège de la mort (2010). Je m’étais dit, puisqu’elle avait écrit un nouvel essai sur sa pratique d’écriture avec De l’idée au crime parfait (2021), en s’inspirant de son roman Le Rouge du péché, peut-être voulait-elle retrouver sa façon d’écrire d’avant.
Comme vous le voyez, mes attentes de lecture étaient très grandes. Je voulais retrouver cette écriture qui me permettait de vraiment ressentir la psychologie des personnages dans la structure de ses phrases…
Cette façon d’écrire constitue mon idéal de narration : je tends vers cette maîtrise-là.
Déception ?
Oui et non. Dès les premières pages, j’ai retrouvé un travail plus que certain sur la structure des phrases. Et une focalisation plus interne du narrateur point de vue. J’avais oublié comment lire du Elizabeth George. Pour lire ce type de narration, il faut réellement se mettre dans la peau du personnage afin de bien comprendre ce qui est écrit et avec quel point de vue c’est écrit. J’ai dû relire certains passages pour mieux comprendre le point de vue des personnages. Ce n’est pas une lecture facile, je sais. Mais j’aime ça, quand il faut travailler pour comprendre quelque chose. C’est nourrissante et enrichissant pour l’écrivaine que je suis.
Mais lorsque j’ai terminé ce livre, je me suis dit que l’autrice n’avait peut-être pas réussi finalement à modifier sa syntaxe en fonction de la psychologie des personnages. Son style est à peu près le même peu importe le personnage point de vue. C’est super bien écrit, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais je n’ai pas retrouvé le travail sur le texte comme elle l’avait fait dans Le Rouge du péché et Le Cortège de la mort. Ce qui me fait penser que la vie créative est cyclique, et que l’expérience que recherche l’auteur, d’un livre à l’autre, n’est pas toujours la même. Avec ce roman, c’est le sujet qui est fort : l’excision des fillettes nigérianes. L’autrice a voulu dénoncé cette pratique barbare qui a malheureusement cours encore de nos jours.
Techniques narratives en action
Le dialogue indirect libre
Dans ce nouvel opus, Elizabeth utilise beaucoup le dialogue indirect libre, celui qui s’insère dans la narration, créant ainsi un effet de flou entre la narration et les dialogues rapportés. Ça crée aussi une sorte de distance entre le lecteur et l’histoire. C’est une technique plus littéraire. Émile Zola l’affectionnait beaucoup. Et Christine Brouillette aussi.
Je vous montre, avec un passage tiré d’Une chose à cacher, p. 362.
Restée seule, Barbara appela le laboratoire médico-légal, situé sur l’autre rive de la Tamise. À la troisième tentative, elle réussit à parler au technicien qui avait examiné les statuettes de Teo Bontempi. Il n’avait rien trouvé de concluant : toutes le empreintes digitales appartenaient à la victime, et aucune trace d’ADN n’indiquait que l’une d’elles ait pu servir à l’assommer. Encore une fausse piste. Avant de raccrocher, Barbara demanda que les sculptures soient rapportées à Streatham, puis chercha le numéro de Taste of Tennessee sur Internet.
Dans ce passage, ce qui est en gras représente le dialogue indirect libre. Au lieu de rapporter le discours de ce personnage à l’aide des tirets cadratin, comme cela se fait habituellement dans le roman, il est inséré dans le texte, sans marque explicite. Ce dialogue est toutefois amené par le contexte, c’est-à-dire, la phrase qui le précède : “À la troisième tentative, elle réussit à parler au technicien qui avait examiné les statuettes de Teo Bontempi.”
On utilise ce type de dialogue quand il n’est pas nécessaire d’entendre directement la voix d’un personnage appartenant au contexte de l’histoire, dans ce cas-ci un technicien du laboratoire médico-légal. Mais aussi pour apporter de la variété dans la narration, comme le montre le passage suivant.
Dans ce passage (p.362-363), on rapporte directement la voix d’un interlocuteur, alors que celle de Barbara est rapportée en indirect libre.
Nous allons découvrir pourquoi…
Vous allez voir, c’est du grand art !
Le téléphone sonna dans le vide avant qu’un homme ne réponde.
— Ouais ? Faites vite. J’ai une tournée de frites en cours.
Barbara se montra compréhensive. La police métropolitaine, expliqua-t-elle, souhaitait savoir s’il connaissait le nom du propriétaire de l’immeuble voisin du restaurant.
— Comment voulez-vous que je le sache ? Et puis en quoi ça intéresse la Met ?
Avait-il remarqué que la clinique d’à côté avait fermé ? Oui ? Eh bien la police s’efforçait de retrouver sa responsable, et l’on pouvait supposer que le bail de location indiquait son nom et son adresse.
— Qu’est-ce qu’elle a fait, cette femme ?
A priori, rien de répréhensible. Mais ils se posaient des questions au sujet de sa clinique, et nul n’était mieux placé qu’elle pour y répondre.
— Je peux pas vous aider, mais je vais tâcher de me renseigner. Y avait pas mal d’allées et venues, mais on a rien remarqué de louche. Merde, me dites pas qu’ils faisaient de la traite d’êtres humains ? Ils prostituaient des étrangères à qui ils avaient fait miroiter un boulot ? Parce que j’ai jamais vu que des femmes là-dedans…
Non, non, rien de tel. Barbara lui donna son numéro pour qu’il puisse la joindre. L’homme le nota et promit de l’avertir immédiatement s’il découvrait quelque chose.
Ici, le personnage appartenant au contexte est intéressant, il a une forte personnalité qui s’entend dans le ton de ses répliques. J’imagine que c’est pour cette raison que l’autrice a décidé de nous le faire entendre directement.
Ce passage est délicieux, l’autrice joue avec les discours direct et indirect libre.
Les dialogues dans les flashback
J’ai aussi remarqué qu’Élizabeth utilisait une autre façon de rapporter les dialogues quand elle narrait un événement du passé dans la vie des personnages.
À la page 260, Mark Phinney, l’un des personnages secondaires, se rend à un café, l’Orbit, où il était déjà allé avec Teo, sa coéquipière. Assis à une table près d’une fenêtre, il se remémore entre autres les débuts de sa relation avec elle, mais aussi le jour où elle a mis fin à leur relation.
Ne pas se soumettre, croyait-il, était pout elle un moyen de contrôler leur relation, peu importait à quoi le poussait sa passion ou son instinct animal. Il n’avait considéré que son propre désir et l'”entêtement” de Teo, comme il l’appelait, à ne pas le satisfaire. Il n’avait pas compris qu’il y avait autre chose, une chose qu’elle ne voulait pas qu’il sache, et encore moins qu’il touche. Seule sa mort lui avait ouvert les yeux. Il avait tenté de lui expliquer que sa mutation, qui l’éloignait d’un travail qu’elle aimait et dans lequel elle excellait, était étranger à son refus de se donner à lui.
Mais sa présence le perturbait. Dès qu’ils se trouvaient dans la même pièce, dès qu’il la voyait assise à son bureau ou en train de parler à son téléphone, dès qu’il la croisait devant la photocopieuse, il ne parvenait plus à se contenir. « Essaie de comprendre ce que j’endure », lui avait-il dit.
Il n’avait pas tenté de comprendre ce qu’elle endurait, elle.
« Pourquoi tu ne demandes pas à changer de service ? avait-elle répliqué. Me faire muter, c’est du harcèlement sexuel, Mark.
— J’espère que tu ne t’engageras pas dans cette voie, même si c’est ton droit.
— Ce serait différent si je t’avais invité dans mon lit, non ?
— Teo, je t’en prie. Mets-toi à ma place…
— Tu aurais obtenu ce que tu voulais, et après tu serais retourné auprès de ta femme. C’est ça, la vie que tu souhaitais pour nous deux ? »
Dans cet extrait, Elizabeth utilise le chevron ouvrant pour introduire la première réplique du dialogue, les tirets cadratins pour les répliques suivantes, puis elle clos le dialogue avec un chevron fermant.
Cette typographie différente des dialogues avise le lecteur que l’action se déroule dans le passé.
Dans son roman, l’autrice a exploré toutes les façons possibles de rapporter les dialogues. Si vous voulez apprendre comment écrire des dialogues, je vous suggère fortement de lire ce roman.
Comment insérer les flashback
J’ai aussi remarqué une récurrence dans la structure de certains chapitres, mais pas que. Cette structure, je la retrouve aussi dans certains paragraphes.
La voici : présent/flashback/présent.
Voici le premier paragraphe d’un chapitre, pages 447 à 449.
Du moment qu’il y avait de la nourriture en jeu, Peach ne voyait pas d’inconvénient à rester docilement assise aux pieds de sa maîtresse, même si pour cela elle avait dû quitter la cuisine — et donc renoncer à un éventuel morceau de bacon tombant accidentellement par terre. Comme elle ne disait jamais non à un peu de fromage — plus il sentait fort, mieux c’était –, Deborah l’avait attirée à l’étage à l’aide de minuscules bouts de brie. À présent, elles attendaient devant la porte de sa chambre que Simisola se réveille.
Le passage en gras est le minuscule flashback.
Tout le roman est raconté par un narrateur point de vue. Mais dans ce paragraphe, on dirait un narrateur omniscient.
Comme premier du chapitre, ce paragraphe en introduit la structure. Car la suite raconte comment Deborah a dû batailler ferme pour se voir confier Simi et son frère. On entre dans un flashback avec la phrase : “La veille au soir, le fillette s’était écroulée de sommeil pendant que Deborah lui lisait un quatrième conte des frères Grimm, dûment expurgé des passages les plus effrayants.”
Voici un extrait de cette partie.
Devant le silence de Zawadi, Deborah avait insisté.
« Nous ne sommes que trois à la maison. Nous avons deux chambres d’amis, mais avec cette chaleur personne ne risque de venir nous rendre visite à Londres.
— Vous nous avez dit qu’on ne pouvait compter ni sur votre père ni sur votre mari, avait rétorqué Zawadi. Je refuse de laisser ces gosses à…
— Vous n’avez aucun souci à vous faire, l’avait interrompue Deborah. Dès qu’ils auront vu le visage de Tani, ils seront convaincus, croyez-moi. »
L’adolescent avait alors déclaré qu’il n’avait pas besoin d’un hébergement, car il retournerait à Mayville Estate. Zawadi lui avait opposé que c’était de la folie, tout comme Sophie. Mais il n’avait renoncé à son projet que lorsque Simisola s’était cramponnée à lui comme une bernique à son rocher. Elle ne supportait pas l’idée d’être séparée de lui, et nul ne pouvait le reprocher. C’était ainsi que Zawadi avait fini par accepter la proposition de Deborah.
Celle-ci s’était présentée aux jeunes Bankole en leur serrant la main. Après en avoir fait autant avec Sophie, elle avait embarqué le frère et la sœur dans sa voiture, Simisola agrippant le bras d’un Tani contrarié.
Le flashback est beaucoup plus long. Il comporte, comme vous l’avez lu, des dialogues (incluant chevron ouvrant, tirets cadratins et chevron fermant) mais aussi des actions, comme si la scène se jouait devant nos yeux.
Puis le chapitre se termine quand la porte de la chambre s’ouvre et Simisola glisse la tête à l’extérieur.
En voyant Peach, elle mordit sa lèvre inférieure, révélant ses incisives légèrement écartées. La chienne, elle, se mit à remuer la queue.
— Peach te réclamait, prétendit Deborah en se levant de la marche sur laquelle elle était assise. Quand nous sommes descendues, elle a commencé à te chercher et… nous voici. Il faut lui gratter la tête, sinon elle va devenir intenable. Tu veux bien faire ça ?
— Oh oui ! répondit Simisola en s’accroupissant près de la chienne.
Comme vous le voyez, le chapitre est structuré en trois parties : présent /flashback/présent. Et le temps narratif pour les scènes du flashback est le plus-que-parfait et celui pour les scènes de la narration principale, le passé simple.
Cette structure, amenée comme l’autrice le fait, nous permet de vivre une immersion plus grande dans l’intériorité du personnage. On entre dans sa mémoire, ses pensées, ses émotions. Et son souvenir nous est présenté comme une scène. C’est assez visuel.
J’aime beaucoup cette méthode ; je l’utilise dans mes histoires. Mais comme toute bonne chose, il ne faut pas en abuser, sinon elle perd de son efficacité.
Les chapitres
Ils sont courts. Et facilitent la fluidité de la lecture. Habituellement, les chapitres des romans de cette autrice sont assez longs. C’est un autre des changements à son écriture !
Les arcs dramatiques des personnages
J’ai bien aimé la fin. Oui, on sait évidemment qui est le coupable, mais tout au long du roman, la relation de Lynley avec Daidre est quelque peu tendue. Et à la fin, Thomas réalise qu’il est l’unique cause de cette tension. Le personnage évolue. On voit très bien le cheminement qu’il a fait entre le début de l’histoire et la fin. Il en est de même avec Barbara. Tout au long de l’histoire, elle se fait harceler par une collègue de travail pour faire des activités ensemble, lesquelles leur permettraient de rencontrer des hommes. Mais Barbara s’y oppose ferme. À la fin, toutefois, elle se retrouve dans une situation où elle décide de s’ouvrir à la possibilité d’entrer en relation avec une connaissance, un homme avec qui elle a travaillé dans une précédente enquête.
Dans les deux cas, les personnages font un pas en avant dans leur vie personnelle.
Ma prise de conscience
Je ne suis pas déçue de ma lecture. J’avais des attentes concernant cette autrice. J’espérais qu’elle reviendrait à son ancienne façon d’écrire. Parce que moi j’avais vraiment aimé cette maîtrise de la syntaxe qui colle avec la psychologie des personnages. Mais je prends conscience, avec ce roman, que dans leur carrière, les auteurs évoluent ; ils font des pas en avant, ils expérimentent, ils avancent, et cela, en accord avec leurs intentions d’écriture. Dans ce cas-ci, l’autrice a voulu dénoncer l’excision des fillettes nigérianes. L’important n’était pas de montrer la psychologie des personnages dans la syntaxe de ses phrases, mais de bien rendre le propos. Elle a opté pour un style hautement travaillé, ciselé, épuré, qui ne varie pas selon les personnages. Un style que je qualifierais de littéraire. Elle a ainsi respecté les intentions et les exigences de son roman.
La leçon que je retiens de ma lecture est que l’auteur évolue et son écriture aussi, et cela en accord avec ses intentions d’écriture et les exigences du roman.
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Merci d’être là et de me lire
AnyJann xxx…
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