Si j’ai bien compris ce que vous avez écrit dans cette troisième réponse, lorsqu’une écrivaine écrit une histoire, elle est en fait en train de dialoguer avec elle-même. Là où je m’interroge c’est à savoir quelle partie en soi discute avec quelle autre partie.
À quelques reprises, dans votre trilogie, plus souvent dans le tome 1, vous mentionnez le terme parcelle divine. Ce que votre histoire me raconte, me dit à moi personnellement, c’est qu’il y transparaît une compréhension profonde de la nature de l’être. Nous ne sommes pas uniquement un corps physique, avec des émotions, des souvenirs, des pensées, des intuitions, mais aussi quelque chose d’autre, cette particule divine, que nous appelons aussi l’âme. Et je crois que c’est elle qui communique avec notre esprit conscient via les histoires. Ces jaillissements d’idées, ces pans d’histoire qui insistent, ou les dialogues en anglais qui tournent en boucle dans votre tête proviennent selon moi de l’âme que vous êtes (c’est ma compréhension très personnelle, donc très subjective, là, hein ?). Ma connaissance de l’âme jusqu’à maintenant est qu’elle est omnipotente, omniprésente et omnisciente, autrement dit qu’elle peut tout, est partout et sait tout. Cela signifie qu’elle connaît tout de l’histoire que je suis en train d’écrire. Absolument tout. Et elle connaît tout de ma psyché : mes failles, mes forces, mes mécanismes de défense…, et donc, me parle de moi-même à travers mes histoires, mes personnages.
Le défi, pour moi dans mon apprentissage à devenir une écrivaine, est de maintenir ouverte cette communication entre l’âme que je suis et mon esprit conscient, lorsque j’écris une histoire, et d’accepter le sérieux de l’entreprise. Toujours en quête de la vraie histoire, je me bute encore à mes nombreux saboteurs (doute, manque de confiance et tutti quanti). On dirait que c’est le travail d’une vie !
Vous, c’est clair qu’écrire des histoires est ce qui est le plus important dans votre vie. Et c’est ce qui m’inspire chez vous, ce rapport que vous entretenez avec elles : les nombreux remue-méninges à toutes les étapes de la création, votre réception/écoute des jaillissements de l’histoire, le jeu (se mettre dans la peau des personnages et les jouer)… C’est du sérieux, là ; c’est pas des conneries !
En outre, vous êtes consciente que vous (la parcelle divine que vous êtes) vous parlez à vous-même (l’esprit conscient, le mental ou l’intellect), et/ou vice versa. Vous dialoguez de façon consciente avec votre parcelle divine. Ça me fascine et ça réverbère en moi. Ça m’ouvre à une compréhension plus profonde du lien qui unit l’écrivaine que je suis à mes histoires, à mes personnages (en quoi ceux-ci correspondent en moi). Vraiment, merci beaucoup !
Bon, là, ce n’était pas réellement une question, mais plutôt ma réaction/prise de conscience sur ce que vous avez écrit. Vous pourrez y réagir, si vous le voulez, mais la prochaine question portera sur votre choix du temps narratif.
Pourquoi le présent, partout ?
L’effet que cela me procure, quand je lis votre histoire, c’est que les situations vécues par les différents personnages/point de vue semblent toutes se dérouler simultanément. Comme si Arwèn vivait dans un monde parallèle à celui de Brian, de Rébecca et des autres. C’est mon ressenti jusqu’à maintenant, là où je suis rendue dans ma lecture. Peut-être que je me trompe.
Était-ce pour cette raison que vous avez choisi le présent comme temps narratif ? Procurer aux lectrices l’illusion que tout se déroule en même temps ?
Et comment se choix s’est-il présenté à vous ?
(Note : Ne pas oublier que nous utilisons la féminisation des noms de métier et de fonction durant cet entretien.)
Tout d’abord, à propos de “parcelle divine… âme…”. Ne cédons pas à la confusion habituelle qui consiste à prêter à l’écrivaine les opinions, sentiments, perceptions, voire des éléments biographiques, appartenant aux personnages. Ne confondons pas non plus ce que la lectrice interprète/reconstruit en se les appropriant, i.e. en s’y projetant, avec ce que pense(rait) ladite écrivaine (tel que lu à travers une histoire). Je ne prétendrai pas, surtout après tout ce que j’ai pu dire plus haut, que nouzautres écrivaines ne nous projetons pas dans nos personnages. Mais de là à nous attribuer tout ce qui les constitue, il y a un pas que j’invite fortement les lectrices à ne pas franchir. En effet, les personnages de fiction sont modelés sur tous les plans par d’autres circonstances que nous – ou du moins nous nous sommes efforcées de les construire ainsi ; c’est particulièrement important dans les genres qui nous écartent de l’ici & maintenant (SF, fantasy… ou roman historique !) Ainsi, dans P&R, que les personnages croient à la magie ne signifie pas que moi j’y crois. Du reste, et au fait, qu’ils interprètent comme de la magie les phénomènes dont ils sont témoins, parce que leur vision du monde (religion, etc.) les y a formés, n’implique pas non plus que cela en soit “réellement”.
Et donc, en ce qui concerne âme et parcelle divine, tout ce registre mystique que vous lisez dans le texte, c’est vous qui le lisez et c’est parfaitement légitime. Il y est. En partie. Pour mes personnages. Et donc, mais dans un tout autre registre, pour moi – pas celui que vous me prêtez :-). Cela dit, une fois qu’une histoire est lâchée dans le monde, elle peut se voir attribuer bien des sens. Y compris des contre-sens, mais même ceux-là sont une affaire personnelle, une lecture, une projection, personnelle. L’écrivaine peut le regretter (ou même s’en exaspérer !) mais elle n’a pas à s’en mêler – sinon peut-être, de temps en temps, (quand c’est rendu grave !) pour signaler que ce n’est pas ainsi qu’elle a conçu l’histoire/le personnage, et que “les opinons exprimées dans ce récit ne sont pas [forcément] celles de la Rédaction”. Pour conclure sur ce commentaire qui préface votre quatrième question, je dirai enfin que, si c’est l’histoire que vous avez besoin de vous raconter pour écrire – “je suis un conduit de l’Âme Universelle et je ne fais qu’être à l’écoute pour transcrire”…go for it. Si ça marche, tant mieux. C’est l’essentiel.
Et maintenant, le choix du présent comme temps de narration.
Ah.
Par acquit de conscience, je suis retournée dans mes tout premiers textes, écrits autour de quinze-seize ans. C’est un jardin aux sentiers qui bifurquent. L’un de ces textes (publié depuis dans l’anthologie pour jeunes controversés et introuvable maintenant, je crois, La Première Fois, sous le titre “Le premier accroc ne compte pas”) est au présent. C’est un récit entièrement autobiographique. Y a-t-il un rapport avec l’usage du présent ? Je ne saurais dire. Un autre texte semi-autobio a été écrit au passé dans les années 80. Tous les autres idem dans les années 90 sont au présent. De toute manière, ils ont tous été lus comme des fictions, ainsi qu’ils devaient l’être, par les responsables des collectifs où ils ont été publiés. La grande majorité de mes autres premiers textes, sinon tous les autres, sont écrits au passé – en particulier tous les premiers jets de Tyranaël.Je ne peux pas dire “tous”, parce qu’il y a une nouvelle fantastique que je crois avoir écrite au présent, à quinze ans, mais elle m’avait fait si peur à l’époque [“mais pourquoi j’ai écrit ça, moi ?!”] que je l’ai perdue.
Il ne faut pas surlire(surinterpréter) le choix originel de l’écriture au passé, et en conséquence surlire le choix ultérieur du présent. En effet, on écrit avec ce qu’on lit et ce qu’on a lu, et le temps traditionnel, “classique”, “normal” de ce que je lisais dans les années 50 et 60, c’était le passé. Passé simple, imparfait, plus-que-parfait. Pour beaucoup de lectrices, c’est le temps invisible ; on ne perçoit plus sa valeur temporelle, on ne perçoit pas non plus consciemment la position psychologique dans laquelle il place la lecture : c’est passé. C’est arrivé. Il y a eu unefin. On peut se fierà la narration parce que le narrateur (omniscient ou pas) se penche sur un passédevenu en quelque sorte historique.
C’est rassurant.
Même si on s’identifie aux personnages, même si on halète et palpite en suivant l’intrigue, on est tout de même peu ou prou en position de spectateuravec cette distance, si minime soit-elle, du “il était une fois” implicite. Le passé de narration nous rappelle constamment que nous, ici & maintenant, sommes en train de nous faire raconter une histoire d’hier.
Le présent est bien plus dérangeant. C’est le temps de la prise directe, comme on dit au cinéma, i.e. du temps dit “réel” : n’importe quoi peut arriver. Identification, halètements et palpitations sont beaucoup plus compromettants. Non seulement cela, maisn’importe qui peut nous dire n’importe quoi : il n’y a plus de narration véritablement fiable, que ce soit celle d’un narrateur dans-la-peau d’un personnage en 3epersonne, celle d’un JE narrateur d’une histoire qui n’est apparemment pas la sienne, où il feint d’être un personnage secondaire ; ou, pis encore, celle d’un JE à la fois acteur et narrateur de sa propre histoire. On ne peut plus compter sur l’autoritédu narrateur (songez à l’étymologie de ce mot…). La distance entre la fiction et le réel (i.e. l’espace-temps ici & maintenant où a lieu la lecture) s’amenuise, se brouille…
Le présent est bien plus dérangeant. C’est le temps de la prise directe, comme on dit au cinéma, i.e. du temps dit “réel” : n’importe quoi peut arriver. Identification, halètements et palpitations sont beaucoup plus compromettants.
Je reconstruis tout ceci a posteriori. Je ne me rappelle pas avoir longuement pesé les pour, les contre et les Profondes Significations de la valeur des temps en français, en particulier de “présent vs. passé” comme temps de narration. Ça ne s’est pas non plus “imposé à moi” d’un coup. C’est venu petit à petit, pendant que je rinçais ma plume du passé comme temps de narration avec quatre versions de Tyranaël, sur dix-neuf ans. Après quoi, à partir de la fin des années 70, j’ai balancé entre les deux : il y a des nouvelles au passé et d’autres au présent pendant toutes les années 80. Il serait peut-être intéressant d’aller voir lesquelles, et de me demander pourquoi. C’est pendant les années 80 que je travaillais sur ma thèse de doctorat en création, et que je me posais des Questions Angoissées sur mon écriture ; j’ai publié pas mal de nouvelles pendant cette décennie-là – pas pour illustrer de la théorie, mais parce que j’avais des histoires à écrire ; je les ai examinées avec divers appareils critiques pour les besoins de la thèse, mais pas sous cet angle de présent/passé. Ah tiens ? Il faudrait feuilleter mes recueils de nouvelles (je mets toujours la date de rédaction) et faire la recherche !
Une chose est certaine cependant. La dernière réécriture de Tyranaël en 1995-1996 a été au présent, comme tous les romans qui l’ont précédée. Et je ne me suis pas posé la question non plus – nous voilà bien avancées ! Je crois– c’est une impression personnelle, je le souligne – que c’est effectivement lié pour moi aux effets “objectifs” du présent tels que je les ai décrits ci-dessus. Compte tenu de mon rapport problématique au soi-disant réel, et de mon amour du rêve, de son immédiateté et de ses incertitudes, cela me paraît une interprétation satisfaisante 🙂 .
Je trouve très intéressante votre perception du présent dans P&R.En effet, c’est un roman à point de vue multiple, tout comme l’est Reine de Mémoireet comme l’était jusqu’à un certain point, Chroniques du Pays des Mères. Je mets Le Silence de la Citéà part, même s’il est au présent et avec plusieurs personnages points de vue : c’est un roman qui s’est donné davantage à moi que je ne suis allée le chercher via de maniques remue-méninges préalables. Je ne savais pas trop ce que je faisais ! Je voulais surtout faire court – à l’époque il était impensable de publier des romans de SF de plus de 250 pages – et si j’ai choisiquelque chose, c’est l’écriture dite “cinématographique”, i.e. la prise directe, pour monter le bidule comme une série de séquences, avec plein d’ellipses pour gagner de la place (et, pareil, quand on veut raconter quelque chose qui s’est passé dans le passé, et qu’on raconte au présent, le passé composé ou l’imparfait sont plus courts, en nombre de signes, que le plus-que-parfait !) Mais je pensais davantage (vaguement…) au cinéma qu’aux significations métaphysiques du présent en littérature !
Il y a quantité de romans à point de vue multiple qui sont écrits au passé. Il n’y a pas de lien obligatoire entre tel type de point de vue de narration et tel temps de narration, même si le jeu de leurs relations produit toujours des effets intéressants. Mais en effet, brouiller davantage la temporalité de ce qui arrivait aux unes et autres dans P&R était important pour l’histoire et les persos – en particulier pour Arwèn, qui enjambe une si longue durée : ce qui arrive en même temps qu’elle, c’est… en gros, l’histoire occidentale du premier millénaire ! Et elle vit littéralement en parallèle avec Briann et Rébecca et les autres. Pour ceux-ci… eh bien, tout leur arrive effectivement encore plus en même temps (y compris les flashbacks!). Pendant qu’il arrive ceci à Briann, il arrive cela à Rébecca et cela encore à Guillem – jusqu’à ce que leurs trames temporelles et leurs histoires se rejoignent. Et même alors, ce sont encore des existences parallèles. Comme pour nous, ici & maintenant : le monde entier vit ses vies parallèles à la nôtre. Dans notre univers, tout arrive en même temps. Le présent est le présent de tout le monde, et dans le plus grand désordre, même avec le décalage horaire 🙂 . Sartre en a tiré un chouette parti dans un des volumes de sa trilogie Les Chemins de la Liberté; (ça a été publié entre 1945 et 1949, et je l’ai lu genre dans la première moitié des années 60. Je n’ai rien inventé). Inversement, on peut entretenir l’illusion que le passé est bien plus ordonné, parce qu’on a tendance à le regarder d’un seul point de vue (pour nous, en général, occidentalo-centré…)
Comme pour nous, ici & maintenant : le monde entier vit ses vies parallèles à la nôtre. Dans notre univers, tout arrive en même temps. Le présent est le présent de tout le monde, et dans le plus grand désordre, même avec le décalage horaire 🙂 .
Ursula Le Guin a dit des choses très fines à propos du passé comme temps de narration par opposition au présent, qu’elle n’aimait pas trop (elle a lu mes textes sans me le reprocher, cependant ; elle était gentille) : le passé, dit-elle à peu près, permet de se mouvoir plus aisément dans la temporalité d’une histoire, il imite de plus près la façon dont fonctionnent notre esprit et notre mémoire. Et surtout, d’après elle, il permet mieux d’écrire une grande et longue histoire en profondeur. Je ne suis pas entièrement d’accord – évidemment 🙂 . L’anglais a une relation spécifique aux temps de verbes, moins nuancée que celle du français me semble-t-il, et ces remarques, quoique tout à fait justes, sont à mon avis plus valides pour des anglophones que pour des francophones. Le Guin utilise d’ailleurs aussi le présent, quoique pas dans ses romans : une bonne écrivaine ne se prive d’aucun outil. Et justement, elle s’agaçait surtout de l’usage systématique du présent aujourd’hui en tant que mode littéraire, avec son corollaire dictatorial : “on ne doitplus écrire au passé, c’est dépassé” (on pourrait en dire autant de l’usage systématique du JE). Tout mode d’écriture (ou mode de vie…) qui devient un “on doit/on ne doit pas” en vous privant de tout un pan d’expérience et de moyens d’expérience est à examiner d’un œil soupçonneux. Qu’est-ce qu’on essaie de nous vendre, là ? Ursula appelle cela “the flashlight focus” : un faisceau hyperlumineux ici, maintenant, et tout le reste est dans le noir. Ce qui est bien pratique pour le suspense, le drame – les effets cinématographiques genre “on ne tourne pas autour du pot, on vous le met dans la face”. Mais cela permet aussi des silences, des oublis, des exclusions éventuellement discutables, sinon coupables. Je n’ai jamais pu en débattre avec elle – puisque, comme je l’ai dit, elle ne m’a jamais reproché mes présents. Mais je lui aurais dit que le point de vue multiple permet de pallier ces manques – quand on ne veut pas avoir recours au narrateur omniscient, c’est-à-dire !
Tout mode d’écriture (ou mode de vie…) qui devient un “on doit/on ne doit pas” en vous privant de tout un pan d’expérience et de moyens d’expérience est à examiner d’un œil soupçonneux.
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