Partie 2 – LES VOIX NARRATIVES

Merci pour cette réponse généreuse et inspirante. En vous lisant, je vois une autrice à l’œuvre dans son laboratoire où l’imaginaire est la matière première. Ce qui me fascine, c’est surtout le lien qui vous unit à vos fictions. Vous êtes l’exemple parfait d’une écrivaine au service de l’histoire. Je trouve ça beau… et très inspirant. Merci. 

Je pourrais vous relancer sur plusieurs sujets (entre autres l’origine d’une histoire ou comment recréer un monde qui a déjà existé en tenant compte de ses prémisses ou les débuts de remue-méninges qui se font en anglais – fascinant !), mais la question qui persiste dans mon esprit est celle de votre choix de narrateur pour raconter cette histoire. 

Je peux comprendre la nécessité pour vous de faire autant de recherches, car votre narrateur est le narrateur point de vue (ou si j’utilise vos termes, le narrateur aligné dans le personnage). D’autres l’appellent aussi le narrateur subjectif au « il ». 

Ce narrateur n’est pas le plus facile à maîtriser, selon moi, car il demande à l’écrivaine de s’imprégner dans une conscience autre que la sienne et de voir le monde à travers les yeux (les oreilles, la bouche, le nez, la peau…), les émotions, les pensées et les intuitions du personnage. Comme vos personnages vivent au Moyen-Âge et en Europe, vous vous deviez de faire ces recherches, pour que ce qu’il se passe dans leur tête et leurs émotions reflète leur réaction à ce lieu et à cette époque. 

Vous en avez glissé un mot dans votre réponse précédente. Je vous cite : « […] je devais me trouver chez moi dans ce monde (y vivre comme mes personnages chez eux), i.e. le connaître tel qu’il a été, (ce que font les bons romans historiques…) […] »

Pourquoi avoir choisi ce type de narrateur ? Pourquoi un narrateur omniscient n’aurait-il pas fait l’affaire ? Ou un narrateur objectif ? Ou pourquoi pas le mélange de deux ou trois types de narrateur ? Que vouliez-vous faire au juste en choisissant le narrateur point de vue ? S’est-il imposé de lui-même ?

(Note : Dans ses réponses, l’autrice utilise la féminisation des noms de métier, et moi de même dans mes questions.)


Oh la la. Les narrateurs. Les voix narratives.

Bon, allons-y. 

J’ai en effet choisi un narrateur de type aligné, avec plusieurs points de vue différents. Parfois aligné-sur, i.e. perché sur l’épaule du perso, en sachant juste un tout petit peu plus que lui, mais presque impossible à distinguer du narrateur aligné-dans, i.e. qui en sait exactement autant et pas davantage que le personnage.

L’intérêt de ce type de narration, c’est qu’il permet en effet de participer plus étroitement au personnage, d’y être plus impliqué. Il maintient et renforce l’illusion de la réalité, la vraisemblance de tout le bidule. 

Mais surtout, pour moi, son intérêt réside aussi et au moins autant (parfois plus !) dans la manière dont il aide à gérer l’information nécessaire à la compréhension du texte.

Pour des tas de raisons – sexe, âge, famille, classe, métier, personnalité, histoire personnelle, lieux et moment, alouette encore, nous avons tous des points de vue légèrement ou extrêmement différents sur le monde où nous vivons. C’est la même chose pour les personnages d’une histoire. Et, comme nous, ils vivent tous leur propre histoire, dont ils sont toujours le personnage principal et où tous les autres sont des personnages secondaires. Chaque fois qu’on change de point de vue, donc, le personnage point de vue devient le personnage principal de son histoire, et tout ce qui lui est lié devient l’essentiel de l’histoire. Perceptions, sentiments, opinions, actions. Chacun sait des choses que l’autre ou les autres ne sauront pas forcément ; chacun comprend, devine… idem ; chacun s’interroge sur tels détails et pas sur tels autres, etc. Et finalement, dans la conscience panoptique des lectrices, se forme la méta-histoire qui englobe tout, puisque nous sommes les seules (avec l’écrivaine) à avoir toutesles données, glanées à travers les savoirs ou les ignorances des uns et des autres. L’histoire racontée en points de vue croisés s’élabore donc… à la croisée de tous ces points de vue.

Chaque fois qu’on change de point de vue, donc, le personnage point de vue devient le personnage principal de son histoire, et tout ce qui lui est lié devient l’essentiel de l’histoire. Perceptions, sentiments, opinions, actions.

Or les informations sur l’intrigue ne sont pas, et de loin, les seules informations à manier dans un roman (surtout dans un roman aussi long et complexe que cette série.) Dans les genres (science-fiction, fantasy, fantastique) aussi bien que dans le roman historique ou le polar, ou dans tout roman de littérature dite générale (ordinaire…) qui se déroule dans un endroit ou à une époque qui ne sont pas familiers aux lectrices, il y a les informations sur le monde environnant. Et un monde… c’est un monde. Songez seulement un instant à la complexité du nôtre, celui où nous vivons et que nous tenons pour acquis en croyant le connaître. Alors, une autre planète… ou d’autres époques, très passées, peu connues et de surcroît réinventées, comme dans Les Pierres et les Roses… Aïeoïe.

Chaque personnage, qui a sa propre vie, ses propres secrets, ses propres peines, craintes et désirs, devient donc fort utile par ce que je vais choisir de lui faire voir, comprendre ou questionner, tout cela étant des éléments du monde inventé, de l’information sur le monde inventé. Cette information se trouve dispensée en direct, vécue par, incarnée dans, quelqu’un. Et ainsi, en quelque sorte, justifiée.

Chaque personnage, qui a sa propre vie, ses propres secrets, ses propres peines, craintes et désirs, devient donc fort utile par ce que je vais choisir de lui faire voir, comprendre ou questionner, tout cela étant des éléments du monde inventé, de l’information sur le monde inventé. Cette information se trouve dispensée en direct, vécue par, incarnée dans, quelqu’un. Et ainsi, en quelque sorte, justifiée.

Si j’avais choisi un narrateur omniscient, celui qui sait tout ce que les personnages eux-mêmes ne savent pas, j’aurais sans doute pu fournir la même quantité d’informations… dans de longues expositions fonctionnant comme des pauses ou des digressions importunes avant l’action ou après, ou – pire, un non-non absolu – pendant. J’aurais ainsi perdu tout effet de surprise, de suspense, de mystère.

(Vous avez peut-être remarqué par exemple qu’il “manque” un point de vue dans tout le premier volume de la série  🙂 . Et quels effets cela produit-il ?)

Et c’est aussi une question de rythme.

Parce que l’arrangement judicieux des séquences consacrées au point de vue de tel et tel personnage, leur alternance, contribue à faire évoluer l’intrigue (ou l’action, si vous préférez ce terme) à un certain rythme. On apprend des choses, on s’interroge sur d’autres, on (ré)agit de telle ou telle manière ; ensuite, pouf, on a certaines réponses, qui génèrent d’autres questions ; le tout a entre-temps suscité ou non des actes qui auront des conséquences, pour autrui et/ou pour la personne qui a agi ; la géométrie rubikienne de l’ensemble a changé de configuration d’une séquence à l’autre – d’un point de vue à l’autre. Les événements vont se précipiter ou au contraire ralentir – parce que les combinaisons possibles offertes aux personnages point de vue deviennent trop nombreuses, ou sont très simples. Etc. Et grâce au point de vue aligné multiple, séquentiel, on vit tout cela en même temps que les personnages, collé à eux, pas à distance comme avec un narrateur omniscient.

Personnellement, je n’aime vraiment pas le narrateur omniscient. Il en sait toujours trop, ce qui est dangereux. Il est trop la cause de ses effets. Et si le ton qu’il permet parfois de donner à un texte – la distance supérieure, indulgente (ou sadique) d’une divinité omnisciente et toute puissante – peut être ponctuellement intéressant (voire comique), il est en définitive, à mon avis, très monotone ; je m’en lasse vite, en tout cas. On obtient exactement le même effet, remarquez, avec certains types de JE racontant machiavéliquement une histoire ; mais à tout le moins JE est-il plus honnêtement un narrateur non fiable (ce n’est pas parce que JE dit quelque chose que c’est vrai), alors que le narrateur omniscient détient et assène La Vérité. Je n’aime pas me faire organiser d’une manière aussi visible ! 🙂

Et entendons-nous bien ; il y a des narrateurs omniscients discrets, qui interviennent très peu pour apporter des explications, et que l’habitude d’innombrables textes de ce type rend imperceptibles à la lecture. Mon malheur à moi, c’est que je les repère tout le temps !

En conclusion, je rappellerai qu’il est absolument essentiel, quand on écrit, de se poser à un moment ou à un autre la question de la narration, de la voix ou des voix narrative(s), la question “Qui raconte ?”. Parce que c’est ce qui va orienter l’histoire, ce que l’histoire “va dire”. Mais ça, c’est peut-être un autre sujet de réflexion.

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